Par Kahkahy Mohammed
Elle était belle, plantureuse, avec des formes arrondies qui ne demandaient qu’à être caressées. Les passants la dévoraient des yeux quand elle glissait imposante,majestueuse, légère, souple. Cette admiration rejaillissait sur nous et faisait notre joie.
Il fut un temps, en effet, où ma famille possédait une voiture, pas n’importe laquelle, sinon je ne l’aurais pas évoqué. Non, là, il s’agissait d’une belle caisse, une Chevrolet Bélair 1953, verte comme une belle plante de printemps, couverte d’un toit tout en blanc. Son capot se prolongeait indéfiniment, perchée fièrement d’un logo en forme d’avion qui décollait semblable à la crête d’un coq viril. Si vous étiez friands des films égyptiens, vous l’auriez sans doute vue conduite par Imad Hamdi, Abdelhalim Hafiz ou Mahmoud El Miliji.
Sa capacité fiscale ? Tenez-vous bien. Pas moins de 27, autrement dit, des centaines de chevaux fougueux et féroces qui, une fois lâchés, bouffaient la route. Et attendez, ce n’est pas encore terminé ! Elle roulait en essence ! Oui messieurs, dames, rien que ça !N’allez surtout pas en conclure hâtivement que mon père était riche. Non, pas du tout ! il était un simple ouvrier qui travaillait à la CGE et ne gagnait que quelques sous chaque fin de semaine.
Cette voiture faisait la fierté de mes parents et de nous tous. Il faut avouer qu’elle ne passait pas inaperçue ; les passants se retournaient à son passage, les mioches tournaient autour d’elle pour mieux admirer sa ligne, ses formes, sa puissance.Tu connais Abdellati ?
- Abdellati ? Celui qui tient la boutique au coin de la rue ?
- (En rigolant) Non,il n’est pas épicier. Lui c’est un ouvrier, il travaille dans une entreprise…
(Essayant de se rappeler), j’ai oublié son nom. Sa femme, elle s’appelle Fatna, Fatna Bent Rabha. Ilsont quatre enfants.
- Tu es sûr qu’il habite quartier Marrakech ?
- Oui, bien sûr
- (D’un air désolé) Non, je ne vois pas qui s’est.
- Il a une voiture…une Chevrolet verte.
Un énergumène chauve qui suivait la conversation en se grattant la tête intervint.
- Ah oui mais bien sûr.Il fallait le dire avant. Il habite juste à côté, face au chemin de fer. Tu descends cette route, tu tournes à droite. Tu frappes à la deuxième porte.
Quelle fierté j’éprouvais quand à la sortie de l’école surtout vers la fin de la semaine, je la repérais de loin, ou lors qu’un camarade de classe venait m’annoncer en criant que notre Chevrolet était garée devant la porte de l’entrée.
Ma mère, une narratrice fertile ne ratait pas les occasions de ramener les discussions sur elle et sur nos voyages.
«Dès qu’Abdellati prend son congé annuel, il rentre le soir et me demande : Fatna, prépare les bagages, demain dès l’aube nous prenons la route». Et nous partons, nous parcourons des kilomètres. «Que de saints avons nous visités!».
Avec des trémolos dans la voix,ma mère égrenait les noms les villes et les saints patrons que nous avions visités, allongeant et accentuant volontairement la fin des mots pour mieux communiquer son émotion à l’interlocutrice du moment :
« El Hadi ben Aissa où pendant des cérémonies,des hommes et des femmes sous l’emprise de la transe vous rompent un taureau en deux parties rien qu’avec deux doigts ! Moulay Brahim, l’oiseau des montagnes, notre saint patron que nous avons visité une dizaine de fois. J’ai touché de ma main,maintes fois, sa chamelle ; Sidi Slimane Moul Al Kifane, Bouya Rahal où des hommes de Dieu, des bénis avalent de l’eau brûlante, marchent les pieds nus sur des braises ardentes sans éprouver la moindre douleur ; Moulay Bouazza, Moulay Bouchaib Reddad, Moulay Yakoub, sidi Hrazm, Sidi Merchich, Bouya Omar».
Rentrée de ces pèlerinages, gorgée de soleil et de bénédiction, elle distribuait à ses voisines et amies des cadeaux, des colifichets, du henné, des clous de girofles, des sucreries, des tissus, des foulards, de l’eau puisée de sources sacrées et surtout des récits à n’en pas finir. Elle les débitait, un sourire de bonheur inondant son beau visage au teint clair, parsemé de tatouages (tatouages qu’elle s’ingénia à effacer lorsque l’hijab fit son apparition transformant chant, peinture, musique, sculpture, rire en péchés).
Et pour finir, elle ne tarissait pas d’éloges à l’égard des performances et de la force de la belle Chevrolet.
Toutefois, la hantise de mes parents,c’était les gendarmes. Croiser sur leurs routes un barrage de gendarmes, était le pire événement qui puisse leur arriver. Mon père restait attentif aux jeux de lumières que se lançaient les conducteurs sur les routes avertissant de l’éventuelle présence d’un barrage de contrôle. Je n’ai jamais compris cette peur instinctive que suscitait l’apparition des autorités.Logiquement, il ne devait craindre ni policiers, ni gendarmes. N’avait-il pas accompli son service militaire dans l’armée française pendant des années ? Etait-il embarqué de force ou s’était-il porté volontaire pour tourner le dos à la misère crasseuse de son villageTnin Lamouarod, aux environs d’Essaouira ?Je ne saurais le dire.
Peu bavard, trop discret, il évoquait rarement son passé. En tout cas,de gré ou de force,il avait participé à la guerre indochinoise. Son corps en gardait toujours des cicatrices visibles.Il avait été promu sergent,avait reçu une croix de guerre pour s’être distingué courageusement sur le champ de bataille. Partant, quelqu’un qui avait joué avec la mort, qui l’avait affrontée au quotidien, ne devait pas faire grand cas des gendarmes.L’explication est peut-être trop évidente et plus simple. Le pouvoir tyrannique met en œuvre des techniques insidieuses, millénaires, au quotidien,capable de détruire les gens, les vider jour après jour pour mieux les contrôler. Cela tient aussi aux origines paysannes de mon père. A l’époque, les chioukhs et les moqadams géraient leurs affaires par le moyen de la terreur exploitant la misère et l’ignorance des paysans.
Et puis, après tout, n’était-ce pas le cas de tout le Maroc où régnait l’arbitraire du pouvoir basé sur la peur, la raison de cette phobie déraisonnable de la police ?Du moment que vos anges gardiens portaient des noms tels que Oufkir ou El Basri, il fallait s’attendre à des citoyens qui s’effaraient de leurs ombres.
On ne transportait pas de produits illégaux, ni de drogue, et pourtant la crainte était là, palpable. Pas seulement chez mes parents. Rappelle-toi les jeunes qui glandaient au coin de la rue, à papoter de tout et de rien, en grillant une cigarette, à peine eurent-ils aperçu de loin la gueule de l’estafette barrée de deux lignes, l’une rouge, l’autre verte, ils détalèrent à qui mieux mieux en lançant des cris d’alerte.
- «Wadrari wa ray.lwachma jaya».
Faisaient-ils l’objet d’une poursuite judiciaire ? Avaient-ils commis un délit ? Nullement. Et pourtant…
Ma mère aimait à raconter quelques scènes restées immémoriales qui figuraient dans son anthologie personnelle.
« Un beau matin, vers six heures du matin,un barrage émergea du brouillard entre Marrakech et Tahanout.
- « Shab lichachra », lança-t-elle avant de grommeler entre ses dents sa prière habituelle pour conjurer le mal. Une main autoritaire se leva dans l’air, marqua un signe comme pour saluer Hitler. La voiture obéissante stoppa. Une tête se pencha de la fenêtre:
- « Qui sont ces personnes ? » demanda le gendarme à l’adresse de mon père en nous désignant des yeux.
- « C’est la famille».
Le gendarme nous scruta d’un air de suspicion, promena sa torche sur nos visages endormis. Il demanda les papiers, les vérifia consciencieusement l’un après l’autre. Puis, toujours les documents à la main,il fit plusieurs fois le tour de la bagnole, attentif à tous les détails, le regard aux aguets, à l’affût de tout écart,prêt à découvrir le pot aux roses. Il demanda qu’on allumât les feux rouges arrière, qu’on activât les essuie- glace, qu’on appuyât sur les freins. Il tenta de secouer la voiture, affaire de contrôler l’état des amortisseurs, n’oublia pas dans la foulée d’inspecter les pneus. C’était sans compter sur l’ingéniosité de mon père, qui,une semaine avant les vacances s’était occupé de tous les détails en prévision de ces moments.
Se rendant à la triste évidence que tout était en règle, que nous étions en effet blanchis de toute effraction, il finit par restituer les papiers à mon père. Le ton changeait, il était plutôt à la condescendance.
D’un air compatissant, il confia à mon père : « cette voiture bouffe trop d’essence,elle finira un jour parte ruiner».
Un autre récit revenait fréquemment dans la bouche de ma mère. Récit qu’elle se plaisait à relater par le menu détail.
Pour s’assurer que l’homme qui occupait le siège à droite était bel et bien le cousin que ma mère prétendait et non un client, le gendarme l’éloigna de nous, pour le harceler de questions :
« Tu dis être son cousin, c’est ça ? Ok, nous ne demandons qu’à te croire. Alors, comment s’appelle sa mère ?».
La question était facile, la réponse devrait être évidente. Pourtant, elle tarda, tarda trop même pour alerter les gendarmes déjà sceptiques. La peur, la surprise aidant, il perdit sa mémoire.
Désespéré, il se tourna vers ma mère et lui posa la question qui resta inoubliable : « Comment s’appelle ta mère cousine ?»
Heureusement, les choses prirent une tournure moins dramatique. Croyez-le ou pas, le gendarme au lieu d’en conclure à un mensonge, s’esclaffa de rire en lui tapant violemment sur l’épaule jusqu’à lui faire perdre l’équilibre.
Ma mère finissait souvent ses récits par répéter une fervente prière à l’adresse de la voiture« Fasse que Dieu ne brûle aucun de ses os. Nous avons traversé des pays,des collines, des montagnes, des déserts, de jour comme de nuit sans jamais, au grand jamais elle nous laisse en panne, nulle part. Grâce à Dieu, aux ancêtres et à la bénédiction ma mère!»
- Alors, qu’est-elle devenue ?
Un beau jour, pas beau du tout, mon père dût se résigner, la mort dans l’âme,à l’idée de la mettre en vente. C’était une tâche douloureuse,pour lui autant que pour nous les enfants. Nous avions ouvert les yeux sur la Chevrolet verte, comme sur nos parents, ou sur notre cuisine, sur nos deux chambres, ou sur notre quartier. Elle faisait partie de notre vie.
Sans oublier que nous vivions à une époque où l’homme entretenait avec les objets une relation affective.Si la société de consommation se caractérise par la tendance à jeter sans état d’âme, pour acheter, la génération des baby boom marocaine avait une mentalité différente. Tenez un exemple éclairant.Sur la proposition d’un vendeur de radios et de télévisions, mon père se laissa convaincre à l’idée d’échanger notre grand, et vieux poste de radio, Telefunken contre un nouveau magnétophone portatif et léger. Or, ma mère ne partageait pas le même avis et elle le fit savoir. Pendant toute la soirée, elle afficha un visage renfrogné, répondait sur un ton bourru. Elle lui insinua qu’il s’était fait rouler comme un petit enfant. Le lendemain, l’engin dérisoire disparut, et notre vieux poste de radiore prit triomphalement sa place.
D’autre part, l’Histoire fit irruption à grand fracas dans notre quotidien en pestant l’odeur du pétrole et de l’argent,bousculant notre tranquillité heureuse. Mes parents avaient acheté un lot de terrain. Pour notre nouvelle maison, la seule solution était l’emprunt. Avant, le mot « banque » nous était totalement inconnu. Mon père touchait son salaire en se rendant au bureau du comptable avec qui il échangeait des politesses, ramassait son dû qu’il confiait à sa douce sa moitié qui le déposait dans une armoire. C’était tout. Banque, crédit, connaissions pas. Or, cela changea. Il ouvrit un compte où il recevait dorénavant son salaire mensuel.Le crédit fut accordé. Or, c’était conclure le pacte avec le diable. Ils ne savaient pas qu’on allait le restituer non au double mais au triple.
Pour rembourser, mon père devait se tuer davantage au travail. Etant donné que les échéances étaient lourdes, et pour éviter que le bateau coulât, il fallait jeter par dessus bord tout ce qui était lourd, à commencer par la voiture déjà assez gourmande. Surtout que le prix du baril quadrupla suite au premier choc pétrolier qui marqua les années 70.
Le premier client fut un résident français qui s’éprit de notre princesse. Il comptait regagner la métropole et l’emmener.Mais ma sœur fut tellement affectée qu’elle pleura abondamment. Attendri et affecté,ou probablement incapable de se séparer de sa voiture, mon père repoussa l’offre du client pourtant alléchante.
Ma mère se réappropria ce récit à sa manière et l’ajouta à son anthologie. Elle racontait à ses amies comment un nasrani voulait l’acquérir à tout prix, que le pauvre était revenu plusieurs fois à la demande, envoya des intermédiaires, augmenta le prix. Désespéré et le cœur brisé, il regagna son pays.
Cependant, il fallait bien se rendre à l’évidence. Les échéances entamaient dangereusement plus que la moitié du salaire. Du coup, on avait du mal à boucler les fins du mois. Il n’y avait plus à tergiverser et c’était ainsi que la décision fut arrêtée de la sacrifier. Et là, il faut avouer que le récit de la vente fut tacitement classé secret d’Etat.
Puis qu’aucun acheteur ne se présentait, elle fut simplement liquidée à la ferraille. Combien ? Le prix resta inconnu. Il était tellement dérisoire qu’on avait honte à le déclarer. Malheureuse fin pour la si orgueilleuse Chevrolet. C’était comme si on emmenait un membre de la famille à l’abattoir. En la démontant, en la dépeçant, les ferrailleurs signèrent du même coup la fin d’une belle période de mon enfance.
Mohammédia, le 1 juillet 2020