Poupées de roseaux de Jilali Ferhati (1982)

Il était une fois….le cinéma

C’est un film qui mérite un arrêt sur image à plus d’un titre. Du point de vue de l’histoire institutionnelle du cinéma marocain, Poupée de roseaux de Jilali Ferhati est le premier film à avoir décroché la récompense suprême de la première édition du festival national du film en 1982 à Rabat (du 9 au 16- octobre).

Il avait obtenu en effet le prix de la réalisation, le règlement de l’époque ne prévoyait pas de Grand prix. Le film de Ferhati s’est distingué dans une compétition qui comptait une rude concurrence avec des films originaux comme Assarab de Bouanani, Les beaux jours de Shéhérazade de Mostafa Derkaoui…. Autres distinctions significatives, le film va obtenir le premier prix d’interprétation féminine pour Souad Ferhati dans le rôle de Aicha et une mention spéciale pour  une autre actrice du film, l’inoubliable Chaibia Adraoui. Cela donne une première idée sur le film qui peut passer pour le plus féministe de la filmographie marocaine.

«Je rêve de réaliser un film complètement muet». Cette réflexion de Jilali Ferhati résume en fait toute une conception de cinéma, une manière d’aborder le récit cinématographique avec le souci d’éluder, d’épurer et d’aller à l’essentiel par le seul truchement de la rhétorique de l’image ; des images et de leur combinaison en syntagme expressif. Un véritable credo auquel Jilali est resté fidèle et qui lui a permis d’occuper une position spécifique dans le paysage cinématographique marocain, maghrébin et africain. On peut rappeler dans ce sens que son premier court métrage Bonjour Madame (1974) est muet et que le personnage principal de son premier long métrage Brèche dans le mur (1978) est un sourd-muet… Sa filmographie offre une variation autour de ce principe de départ : raconter le monde comme une métaphore. Les titres de ces films sont une première indication : brèche dans le mur, Poupées de roseaux, La Plage des enfants perdus, Chevaux de fortune, Tresses, Mémoire en détention… nous sommes en présence d’un registre qui revendique une certaine poésie. Si nous les abordons selon les normes du schéma de la communication, ces titres renvoient moins à une fonction informative ou référentielle qu’à une fonction poétique et expressive… Le jeu de ses titres refuse un ancrage référentiel immédiat : Poupées de roseaux, Brèche dans le mur, La plage des enfants perdus sont une invitation au voyage dans l’imaginaire individuel et social avant que la vision du film ne vienne offrir des éléments de stabilisation du sens. Une stabilisation partielle car nous sommes dans un registre de symboles et non d’indices. Sauf à un degré moindre pour Chevaux de fortune et Mémoire en détention, les titres des films de Ferhati n’annoncent aucun programme immédiat et ne donnent aucune entrée explicite pour le récit qui va suivre. Dans son premier film, par exemple, il n’est question ni de mur ni de brèche, du moins au premier degré. C’en 1978, qu’il réalise ce premier long métrage. Il en écrit lui-même le scénario. Il installe les premiers éléments de ce qui va constituer petit à petit le système Ferhati : une économie de moyens et une recherche pour optimiser les capacités d’expression de l’image. Système qui émerge aussi à travers le casting, le choix de l’espace et surtout dans une touche particulière qui met au centre du dispositif cinématographique l’ambiance plus que l’action. Brèche dans le mur confirme ainsi la tendance «auteuriste» et cinéphile du cinéma marocain mise en place avec Bennani (voir Wechma, 1970), Derkaoui (voir De quelques événements sans significations, 1973) et Moumen Smihi (voir Chergui ou le silence violent, 1975). Tendance qui se consolidera pendant cette période avec les apports d’autres cinéastes, tels Bouanani et Maanouni (directeur de photo sur le premier film de Ferhati). Brèche dans le mur a été un premier essai concluant puisqu’il sera sélectionné à Cannes dans la section de la Semaine de la critique. Cannes sera encore une fois au rendez-vous avec Poupée de roseaux, 1982, cette fois dans la prestigieuse Quinzaine des réalisateurs : la touche de sensibilité et de poésie que nous avons déjà relevée comme signature chez Ferhati est appréciée ici notamment dans l’approche de l’univers des femmes. L’intrigue est minimale, le temps de la diégèse est historique mais le système des personnages, les caractères et le drame sont atemporels : c’est la condition féminine. Poupée de roseaux ouvre la voie à une approche intimiste qui capte les signes du quotidien pour les inscrire dans une perspective tragique. Réalisé à partir d’un scénario écrit par Farida Benlyazid, Poupée de roseaux suit le destin quasi banale de Aicha dans un récit où elle est acculée à subir…on agit pour elle. Une vie faite de rupture et d’arrachement : fillette elle sera arrachée à son univers familier à la campagne ; mariée alors qu’elle a encore des envies de jeu d’enfance ; mariée et devenue veuve, elle découvre que l’accès à l’âge adulte, à l’autonomie lui sont interdits. Les premiers plans du film sont explicites d’emblée : des jeunes garçons qui pissent sur les décombres d’un immeuble et une jeune fille à qui on interdit de regarder à partir d’une fenêtre qui se referme très vite. La caméra s’attarde sur cette fenêtre fermée et encastrée derrière des barrières de fer. D’un côté, des corps qui se meuvent avec liberté (on suit les garçons dans leur course) et de l’autre, des corps cloîtrés, enfermés ou réduits à des jeux qui reproduisent des rapports ancestraux.

Mohammed Bakrim

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