Réflexions sur la 22ème édition du Festival National du Film de Tanger.

Le cinéma marocain à l’ombre de ses réalisateurs

Ahmed Massaia

La 22ème édition du Festival National du Cinéma de Tanger (16 – 24 septembre 2022) vient de se terminer par l’annonce d’un palmarès qui, le moins qu’on puisse dire, a suscité beaucoup de controverses, engendrant ainsi une polémique violente, souvent partiale, au sein de la corporation. Pourtant, elle était bien partie cette fête du cinéma dans une ville au passé glorieux et un avenir tout aussi radieux, une ville pourvue de nombreux espaces culturels aussi agréables les uns que les autres. N’en déplaise à quelques amis issus du métier,  qui souhaiteraient que le Festival redevienne itinérant, la ville du détroit sied parfaitement à ce rendez-vous du cinéma national : infrastructures suffisantes et superbement bien adaptées ( salles de cinéma, hôtels, restaurants, musées, lieux de loisirs, etc), ce qui n’est pas négligeable pour un évènement culturel de cette envergure.

Il faut le dire, dans l’ensemble, le Festival National du Film de Tanger fut bien organisé si l’on excepte les séances d’ouverture (interminable) et de clôture (perturbée par de nombreuses défections) ainsi que le nombre élevé d’hommages (Norreddine Saïl, Izza Génini, Ali Hassan largement mérités=, le Centre Cinématographique Marocain a réussi le pari de l’organisation. Les rendez-vous des projections et des débats qui s’en suivaient étaient respectés avec exactitude. Le transport des festivaliers, suffisant et fluide, était assuré par des professionnels bienveillants. Bref, une organisation assurée par la discrétion et l’efficacité.

Le cinéma d’abord

Certes, de l’avis de tous les participants, il y avait du bon et du moins bon dans ce qui fut proposé comme productions cinématographiques nationales aux spectateurs lors de cette édition. Tout le monde s’accorde à dire, à juste titre d’ailleurs, qu’il fallait plus de rigueur dans la sélection que ce soit pour les longs métrages, les courts métrages ou les documentaires. La pléthore de films proposés a quelque peu encombré la programmation et privé certains festivaliers de nombreuses réalisations. N’aurait-il pas fallu limiter le nombre de projections et permettre aux festivaliers de voir la plupart des films sinon la totalité, en réservant une plage horaire pour chaque catégorie ? 24 ou 28 courts au lieu de la cinquantaine, par exemple (les matinées), 14 documentaires au lieu de la trentaine (les après-midi) et 14 longs métrages au lieu des 28 programmés  (les soirées), une proposition parmi d’autres. Or, cet élargissement de la programmation, due sans doute au souci de faire participer le maximum de réalisateurs au Festival après une période de crise sanitaire, n’a-t-elle pas quelque peu brouillé l’objectivité du regard et encombré une fête du cinéma où la compétition est rude? Si le Festival « vise à faire connaître le cinéma marocain et son évolution à travers la présentation des dernières productions cinématographiques nationales, l’organisation des débats avec les critiques, les professionnels et les personnes intéressées par le domaine cinématographique marocain », comme on peut lire dans l’édito du catalogue, n’aurait-il pas mieux fallu séparer le grain de l’ivraie et encourager l’excellence plutôt que de ménager le chou et la chèvre pour satisfaire tout le monde ? « Vouloir plaire à tout le monde , c’est ne plaire à personne », disait Pascal. L’art étant un fabuleux levier de sensibilisation et, par conséquent, d’éducation artistique, il ne saurait supporter la médiocrité.  

Un faux débat ?

Il faut le dire aussi, en dehors des trois tables rondes organisées en marge du Festival par les chambres professionnelles et les associations (Le cinéma et la région, la culture cinématographique au Maroc et la musique et le cinéma), le débat concernant le fonds d’aide  ainsi que les contenus des films proposés était empreint de beaucoup d’agressivité. Ghita Khayat, la présidente, fut attaquée violemment, voire insultée méchamment et une polémique aux relents de vindicte éclata lors de la déclaration du palmarès (bien avant en fait, ce qui est curieux), notamment à travers les réseaux sociaux. On avait l’impression d’assister à la « querelle des anciens et des modernes » avec la hauteur des idées en moins. Deux tendances s’affrontaient autour de la question : faut-il montrer au cinéma tout ce qui gangrène notre société : la violence, sociale et sexuelle, l’extrémisme religieux, la prostitution, la drogue, ou, au contraire, se contenter de mettre en valeur la culture marocaine pour ne pas « faire le jeu de l’étranger » ? Comme si ces déviations sociales et idéologiques ne constituent pas en elles-mêmes les ferments visibles des nouvelles valeurs qui alimentent notre culture ! Le cinéma mondial (américain, égyptien, iranien, indou, japonais, français, …) nous a offert des chefs-d’œuvre ayant traité de sujets où la violence dans toutes ses formes est omniprésente, telle qu’elle existe dans telle société ou telle autre, de manière crue, vulgaire et sans limites parfois. Sam Pekinpah, Kurosawa, Youssef Chahine, Arthur Penn, Saeed Roustaee, Alan Parker, Léos Carax, Jean-Jacques Beinex, Sydney Lumet, et la liste est longue ont offert à l’humanité une filmographie des plus intéressantes touchant à plusieurs sujets sensibles et tabous pour certains pays. « Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse », disait Musset. L’essentiel est dans l’art de faire du cinéma, dans la manière esthétique de traiter les sujets que l’on aborde dans le domaine artistique. Savoir « tricoter », comme disait le grand Jean-Luc Godard. Le seul critère dans le domaine artistique, c’est l’excellence et l’émerveillement.

Il faut le dire, encore une fois, à l’exception de quelques cinéastes qui maîtrisent leur art, notre cinéma est encore empreint de beaucoup d’amateurisme : scénarios simplistes, invraisemblances flagrantes, dramaturgies bancales, absence de direction de l’acteur, manque de poéticité de l’image, … On évoque souvent le manque de moyens. Mais pas que, on le sait.

Dans ce Festival, les bons films furent hélas noyés dans ce magma d’images et d’actions désordonnées frôlant parfois l’insulte à l’intelligence du spectateur. Heureusement que quelques pépites ont éclairé le ciel de Tanger et charmé nombre de spectateurs.

Un palmarès contesté

L’octroi des prix en matière d’art n’est pas une science exacte. Il est question avant tout de sensibilité, de point de vue, de culture aussi. Quand un jury est composé de plusieurs individualités venant d’horizons divers et de sensibilités aussi diversifiées, il faut s’attendre à ce qu’un palmarès  ne puisse pas correspondre aux désidératas de chacun. L’hétérogénéité ne peut que compliquer davantage la pertinence du choix définitif, à condition, bien entendu, d’éviter la partialité et la complaisance. D’autant plus que l’on avait affaire à deux générations de cinéastes au sein aussi bien des membres du jury que parmi les réalisateurs participant à la compétition. Une ancienne génération, des vétérans qui avaient prouvé par le passé leur compétence et continuent aujourd’hui de militer pour offrir au public des images empreintes de visions anthropologiques, ethnographiques et sociales et  une nouvelle génération qui n’hésite pas à secouer le cocotier en proposant des films qui brisent les tabous en abordant des sujets parfois osés, voire carrément vulgaires où les propos scatologiques, sexuels foisonnent..

Zanka Contact autant que Haut et fort, Mica, Poissons rouges, Murs effondrés, Fatema, la sultane inoubliable ou Habiba sont des films qui honorent le cinéma marocain. Jalila Telemsi, Meryem Zaïmi ; Nisrin Erradi, Fatema Atef, Younès Bouab, Abdenbi Bennioui, Ezalarab Kaghat, Ahmed Hammoud ou Amine Ennaji sont, à n’en pas douter, des acteurs qui retiennent l’attention un peu partout dans le monde. Que des réalisateurs comme Ismael Ferroukhi, Nabil Ayouch, Mohamed Abderrahmane Tazi, Driss Mrini Driss, Hakim Belabbass, Roukhe ou Ismael El Iraki aient éclairé le ciel de la ville du détroit de leurs images prouve encore une fois qu’il y a de l’espoir dans le cinéma marocain pour peu qu’on puisse le soutenir par des moyens financiers, des infrastructues suffisantes et une critique objective et constructive.

Les films de la discorde

Si nous passons en revue les différents films en compétition,  particulièrement ceux qui furent primés, nous  remarquerons que nous avions affaire à deux visions antinomiques dans la création cinématographique marocaine. Au-delà de la polémique qui qui s’en est suivie après le palmarès, nous ne verrons dans cette diversification esthétique qu’un enrichissement qui honore le cinéma marocain. Je livre ici mon propre sentiment sur quelques films en compétition.

Driss Mrini a eu le prix de la meilleure interprétation masculine (Younès Bouab) dans son joli film Mont Moussa. Un choix judicieux,  même si Abdenbi Bennioui fut tout aussi époustouflant que son vis-à-vis). Mont Moussa a séduit  plus d’un par la maîtrise de la réalisation et la direction des comédiens. Mont Moussa nous a fait prendre de la hauteur, au propre comme au figuré. Cette ascension de la montagne me rappelle Zarathoustra de Frédrich Nietszche, je ne sais pas pourquoi. Pas étonnant pour un réalisateur qui a déjà prouvé ses compétences à la télévision comme au cinéma avec Bamou, Lahnesch ou Aïda.

Habiba, de Hassan Benjelloun (prix de la meilleure image pour Ali Benjelloun ), est un film qui méritait peut-être plus d’égards de l’avis de plusieurs festivaliers, non seulement à cause du sujet traité portant sur l’actualité (le confinement) mais aussi et surtout pour une réalisation maîtrisée de bout en bout. Ce vétéran du cinéma marocain nous a habitués à des choix esthétiques où la narration prédomine.

Hakim Belabbas (Murs effondrés, prix du montage, prix du jury ex-aequo et prix de la critique) nous a offert un film déroutant, plein de poésie. Il est question de vie et de mort dans cette succession de scènes de la vie quotidienne d’une communauté où le réalisateur tente de mettre sous nos yeux les différents morceaux d’une famille éclatée. Certaines séquences furent de vrais moments de poésie comme la scène de l’échaudage, celle du mariage ou encore l’enterrement sur fond de musique des Hmadchas. Le métier est là, n’en déplaise à si Belabbas qui usa de beaucoup de fausse modestie lors de la discussion du film.

Quant à Fatema, la sultane inoubliable de Mohamed Abderrahmane Tazi (prix de la musique authentique pour Driss Maloumi), s’il fut plébiscité par des festivaliers et quelques membres du jury (qui refusèrent de cautionner le palmarès en boycottant la cérémonie de clôture), il fut par contre « ignoré » par d’autres festivaliers et les autres membres du jury, ce qui engendra une polémique qui, le moins qu’on puisse dire, fut désolante. Fatema, la sultane inoubliable n’est ni un mauvais film ni un chef-d’œuvre, mais un travail remarquable de par le sujet traité, un travail de professionnel où la maîtrise du métier ne fait aucun doute (Voir encadré).

La jeune génération n’est pas en reste, bien au contraire. En collant à la réalité sociale de notre pays, ils ne manquent pas d’enrichir la filmographie marocaine par leurs propositions courageuses.

L’enfant terrible du cinéma marocain, Nabil Ayouch. Le réalisateur de Ali Zaoua, Les chevaux de Dieu ou Much Loved, a, cette fois encore, fait l’objet de quelques grincements de dents. Haut et fort (prix de la meilleure réalisation) est un film sur la marginalisation et le désespoir d’une jeunesse perdue. Avec ce dernier film, Nabil Ayouch a encore une fois fait faire la moue à certains cinéastes – injustement à mon avis – à cause du choix du sujet traité, à savoir le Rap. A mon sens, ce genre d’expression artistique n’est qu’un prétexte car la véritable problématique posée par le film consiste à transmettre un message selon lequel l’art et la culture sont les meilleurs remparts contre l’extrémisme, la violence et la marginalisation pour peu qu’on donne l’opportunité à ces jeunes de s’exprimer.

Driss Roukhe (L’égarée, prix de la 1ère œuvre ex-aequo avec La vie me va bien de Al Hadi Ulad Mohand), réalise un premier film en optant pour la science-fiction, un genre inédit il me semble dans notre filmographie nationale. Le travail de Driss Roukhe n’a pas démérité malgré quelques imperfections (exposition interminable). Mais, dans l’ensemble, le travail de Driss Roukhe est respectable, techniquement bien mené, où l’image et le montage furent bien soignés. Pour une première œuvre, on peut dire que le pari est gagné comme la récompense qui lui fut décernée.

Mica d’Ismaïl Ferroukhi (prix du jury ex-aequo, prix du 2ème meilleur rôle masculin pour Ezlarab Kaghat et une mention spéciale des membres du jury pour la belle interprétation  du jeune Zakaria Inan), est un joli film émouvant, malgré cette invraisemblance grossière concernant l’usage de la langue, une incongruité qui aurait pu être aisément évitée. Mais bon ! Un film magistralement interprété par les trois personnages principaux, portant un message pour toute une population déshéritée qui doit braver la discrimination et l’abandon.

Abdeslam Kelaï (Poissons rouges, prix de la meilleure interprétation féminine pour Jalila Telemsi, mention spéciale de la critique) est encore une fois un film sur la marginalisation, la discrimination et l’exclusion des femmes. Abdeslam Kelaï a fait un bon casting parmi les meilleurs lauréats de l’Isadac : Nisrin Erradi, Farida Bouazzaoui et Jalila Telemsi qui reçut le prix d’interprétation féminine pour sa belle prestation, (ce qui n’enlève rien à la performance de Nisrin Erradi et Farida Bouazzaoui). Ces trois actrices donnèrent merveilleusement bien la réplique à des comédiens non moins talentueux comme Mohamed Choubi, Khalil Oubaaqa ou Amine Ennaji.

En consacrant Ismael El Iraki pour son film Zanka Contact par le grand prix du Festival, le jury n’a-t-il pas pris un risque ? Pour un film qui fut sélectionné au prestigieux festival de Venise et à d’autres festivals non moins importants à travers le monde, on ne peut qu’acquiescer même si ce n’est pas un critère suffisant. Zanka Contact est une romance où les personnages donnent libre cours à la violence des mots et des situations, emportés par une musique envoûtante et incisive, à l’image des propos véhiculés dans le film. Interdit aux moins de 16 ans, Zanka Contact a dérangé quelques-uns et en a séduit d’autres, dont la majorité des membres du jury qui lui décerne le grand prix, et le prix du 2ème rôle d’interprétation féminine pour Fatema Atef, même si Ahmed Hammoud, Khansa Batma et Saïd Bay n’ont pas démérité. Ce qui a dérangé (certains « puritains », ce qui est sans doute légitime du point de vue de la morale traditionnelle et de la décence sociétale), c’est le langage cru, vulgaire, scatologique et sexuel, les situations « pornographiques », une violence rarement atteinte dans notre cinéma national.

Ainsi, entre « les anciens » qui prônent la décence, l’authenticité culturelle et la sobriété cinématographique et « les modernes » qui entendent coller à la réalité sociale en brisant les tabous et mettre à nu nos tares et nos défaillances,- l’art ne consiste-t-il pas à montrer ce que la société essaie de nous cacher ? – le jury a tranché. Les salles de cinéma jugeront aussi.

Générosité, partage et don de soi

A voir le nombre de cinéastes (réalisateurs, comédiens, techniciens et producteurs), les anciens autant que toute une armada de jeunes qui arrivent en nombre grâce aux centres de formation (Isadac, Ismac, …), la participation de nos films dans de grands festivals et les prix récoltés ici et là, nous ne pouvons que nous réjouir de la situation du cinéma marocain au niveau quantitatif, du moins. Ce qui manquerait peut-être à cet art de l’image par excellence, c’est un soutien conséquent de la part de l’état autant que de celui du privé et des collectivités territoriales (l’absence remarquée et désolante des représentants de celles-ci lors de la table ronde organisée en marge du festival ne pouvait que corroborer les doléances des professionnels), des salles de projection suffisantes comme il y en avait dans les années soixante et soixante-dix dans pratiquement toutes les localités du pays (nous appelons de tous nos vœux la réalisation des 150 salles prévues pour la fin 2022, projet devenu le leitmotiv de monsieur le ministre depuis sa nomination) et un public nombreux, seraient à n’en pas douter des pourvoyeurs de fonds pour le cinéma marocain. Par la réalisation de tous ces vœux, nous pourrons parler à ce moment-là d’industries culturelles et créatives, concept si cher à notre cher ministre. Cela sans oublier, bien entendu, un investissement réel de la part des créateurs eux-mêmes. Sans parti-pris ni dilettantisme, superficialité et mauvaise foi. L’art est avant tout abnégation, don de soi, générosité et partage. Sans quoi c’est la voie ouverte à la gabegie, aux dissensions et aux luttes intestines qui gangrènent la profession et nuisent avant tout à ceux-là mêmes qui sont censés les transcender pour ne s’occuper que de création. Notre cinéma souffre d’une crise de l’imaginaire à défaut de scénarios intéressants et d’un débat constructif et pérenne (créateurs, critiques, public, intellectuels et pouvoirs publics) à même de faire progresser notre art et nous éloigner de la polémique oiseuse et néfaste qui prédomine. Que vive le cinéma à l’ombre des réalisateurs engagés, sérieux et imaginatifs dont notre pays regorge et  peut en être fier.

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