Réplique: Elections américaines, crise de l’idée du progrès

Il y a du fatalisme dans l’air : les réactions à l’élection de Donald Trump ont donné lieu à des lectures plus que pessimistes. Une spécialiste des relations internationales, par exemple, s’est interrogée sur une chaîne française s’il ne fallait pas voir du côté de l’irrationnel ! Elle ne comprenait pas tout simplement comment un tel candidat pouvait l’emporter et cette fois-ci  largement.

Qu’est-ce qui fait que le peuple américain vote en mettant dans le tort les analyses les plus lucides ? A-t-il raison contre le reste du monde ? Ou par ce choix, le vote américain ne  fait qu’anticiper sur ce qui va advenir ; il donne, en quelque sorte, un avant-goût de ce que sera le monde occidental. En fait, il n’y a pas de quoi être surpris. La victoire et le triomphe du camp conservateur aux Etats-Unis étaient déjà inscrits dans la logique qui préside à la configuration intellectuelle et culturelle dominante. Pourquoi regarder si loin, il suffit de voir autour de nous, voire tout simplement chez nous.

 Quelque chose s’est déréglée au bénéfice d’une vision du monde et de la vie rétrograde et conservatrice. Le monde est entré depuis des décennies dans une crise de nature radicale touchant à l’ordre des valeurs qui ont marqué l’histoire récente. Au cœur de cette métamorphose culturelle, l’idée du progrès est la plus «touchée», presque au sens militaire. C’est dans cette perspective que va la lecture que nous vous proposons cette semaine : l’excellent ouvrage de Pierre-André Taguieff, Le Sens du progrès, une approche historique et philosophique. Un ouvrage qui est une véritable somme historique sur la notion de progrès.

L’auteur  propose de repenser le progrès ; pour se faire il situe son travail dans une approche historique en mobilisant plus de quatre siècles d’histoire conceptuelle et politique de l’idée du progrès, en analysant aussi les principales théorisations de cette notion, pratiquement de Bacon à nos jours. Il rappelle et soumet à la réflexion l’idée que la civilisation occidentale est un processus indéfini d’amélioration linéaire, continu et irréversible, voué à s’universaliser, cette idée est fortement entamée.

«Le futur imaginé comme promesse de bonheur, l’imagination d’un avenir meilleur aura été l’opérateur d’un réenchantement du monde quand précisément commence son désenchantement par l’effet de la rationalité scientifico-technique. En ce sens, la religion du Progrès est vraiment la religiosité palliative des Modernes», souligne-t-il dans un entretien en marge de la parution de son livre. Toute une variante de la modernité était fondée et organisée autour de la «religion du progrès». L’idée de religion est une métaphore par ailleurs très opératoire : le progrès a été perçu comme une religion de substitution, «religion séculière» dira Raymond Aron. Dans les récits mythiques des temps primitifs, la réappropriation du passé était l’objectif ; dans les récits modernes c’est la culture de l’avenir ; le futur comme horizon d’espoir, de progrès justement. Le 20ème siècle a signé la mort de cette idéologie. Il n’y a plus d’avenir comme idéologie.

C’est au cours de ce siècle que les croyances progressistes vont être  ébranlées par la découverte d’une barbarie «scientificisée et technicisée». La crise environnementale, le constat des «dégâts du progrès» renforcent cette vision catastrophiste. Que faire ? Il faut réinventer l’idée du progrès mais un préalable s’impose : repenser l’idée du social ; le danger majeur, en effet, c’est que le lien social se reconstitue sur des bases communautaristes. L’épuisement de l’idée de progrès permet notamment de comprendre la fascination exercée par les formes fondamentalistes de l’islam. L’islamisme fonctionne comme une sorte de religiosité de substitution à la religion substitutive qu’était elle-même l’idéologie du progrès en Occident.

Voilà que les dernières élections américaines élargissent le champ d’action de cette approche. L’échec flagrant d’Hilary Clinton pourtant plébiscitée par les médias et les milieux dits modernistes  est une illustration de l’impasse culturelle d’une certaine modernité qui s’avère très faible face au système de sens offert par le fondamentalisme dont le populisme de Trump n’est qu’une variante à peine «laïcisée». En somme, le monde s’unifie sous une nouvelle bannière.

Mohammed Bakrim

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