Siham Bouhlal ou l’hymne à l’amour

Et ton absence se fera chair, très beau titre que Siham Bouhlal a puisé dans une phrase d’Ingeborg Bachmann (‘’Et le chant aride de ta nostalgie se fera chair’’) ; encore plus beau la densité de l’émotion qui s’y exprime. J’ai rarement lu un livre d’auteur marocain dont l’émotion vous imprègne, vous fait monter les larmes aux yeux, vous fait vibrer, jouir intellectuellement par le biais de la jouissance physique des protagonistes, vous rend même envieux.

Car dans ce livre, il s’agit d’amour entre un homme et une femme ; un amour vrai, sincère, intégral, absolu où chacun des amoureux se fond dans l’autre, où le corps se confond avec l’âme. Mais un amour stoppé par la mort, celle de l’homme qui n’est autre que Driss Benzekri, le prisonnier politique qui avait purgé 17 ans de prison avant de devenir le président d’Instance Equité et Réconciliation. Nous ne pouvons lire Et ton absence se fera chair sans penser aux grandes amours qui ont émaillé l’histoire de l’humanité et de la littérature mondiale. Nous ne pouvons découvrir l’amour de Siham Bouhlal et Driss Benzekri sans penser à Tristan et Iseult, à Qays et Laila, à Romero et Juliette, à Aragon et Elsa, etc., à ces amours qui ont vaincu l’oubli, la disparition. Bouhlal ne s’en cache pas, elle le revendique même. De son propre aveu, elle a toujours été fascinée par le destin des amoureuses qui ont fait l’histoire et/ou qui se sont sacrifiées pour leur amour. (‘’ J’étais passionnée par les femmes dans l’histoire, toutes les histoires (…) les classiques, les modernes (…) Héloïse, Aliénor, Iseult (…) Khadija (…) Aïcha (…) Afraa (…) Laylà, Bouthaina, Loubna… Des noms qui font rêver. » p. 177-178). Dans ce texte sans concession, l’auteure cherche à faire entrer son histoire d’amour avec Driss Benzekri dans le Panthéon des grandes histoires d’amour qu’a connues l’humanité. Elle veut nous dire que son amour n’est pas moins beau, moins puissant, moins noble, moins historique que celui des autres femmes célèbres. Pour ce faire, il n’y a pas mieux que l’écriture, car seule l’écriture rend éternel ce qui est éphémère. Ce livre est non seulement une volonté de célébrer un amour pur, mais aussi une détermination à vaincre l’oubli, la mort, la fin. C’est le roman du refus du deuil, voire de la reconversion du deuil en béatitude posthume (‘’Je me plonge et te prolonge dans cet amour, je transforme le deuil en vie’’ (p.217) ; c’est le roman de la perpétuation dans le cœur d’un amour qui n’est plus chair : (‘’Être pénétrée par ta mort comme une agression délicieuse. Jeter mes yeux dans ce trou qui accueillait ta dépouille et ne plus avoir de regard. Devenir une pensée, et multiplier dans ce nouveau lieu qui voulait te contenir, qui croyait te contenir. Je ne voulais d’autre linceul que ce corps rompu d’amour pour toi. ‘’ (p.125). Nous ne sommes plus face à un amour « terrien », humain, mais un amour soufis qui aspire à la fusion du mortel avec l’immortel, à la dissolution de l’amant dans l’aimée et vice-versa. D’ailleurs, la façon dont sont écrits plusieurs passages nous rappelle des textes soufis. L’âme d’Ibn Arabi, de Rümi, de Rabiâ Adawiya, et d’autres encore ne sont jamais loin. (« Dans le secret de mon sommeil, je t’aimais en arabe, à la manière ancienne, à la lisière du songe, du Temps… » (p. 91). Siham Bouhlal est imprégnée de culture arabe médiévale puisque telle est sa formation. Elle est traductrice d’écrits arabes anciens ; de ce fait, les livres classiques qui portent sur l’amour et le corps n’ont pas de secret pour elle. Ce n’est donc pas un hasard si on retrouve dans son écriture le souffle poétique de cet âge d’or de la culture arabo-musulmane durant lequel l’amour se vivait, se chantait sans honte et avec poésie, surtout lorsque l’on sait qu’il est condamné. (‘’Toi l’amant arrivé au bout de la course, de quel habit t’a-t-elle revêtu ? De quel parfum a-t-elle imprégné ton souffle ? L’as-tu trouvée douce ou bien féroce comme on le dit ? La terre a-t-elle le même goût maintenant ou bien la mort lui en donne-t-elle un différent ? A-t-elle la puissance de mon corps lorsque dans ton émoi tu me disais : ‘’tu m’as tué’’, ou bien est-elle meilleure amante que moi ? » (p.127) Dès les premières pages, la mort est là. Le ton est donné. Plus de suspense. Plus d’intrigue. Le récit commence par sa fin. Il s’agira de rebrousser chemin et de comprendre comment cette fin tragique se convertira en une nouvelle naissance faite de tous «… les noms de l’amour hubb, hawa, ichq, walah, huyam, sababa… » (p. 90). Cette renaissance se fera à travers les souvenirs, d’où l’écriture fragmentaire. La chair décomposée du disparu sera reconstituée grâce aux traces qu’elle a laissées sur le corps et l’esprit de l’écrivaine. L’histoire d’amour est telle une peau de chagrin qui risque de rétrécir jusqu’à s’effacer si elle n’est pas transcrite. Siham Bouhlal refuse qu’elle rapetisse davantage, qu’elle pourrisse, qu’elle disparaisse. Elle la polit donc, lui redonne des couleurs, lui insuffle sa passion qui n’a jamais tari, la rend immortelle. On aurait aimé que ce livre soit consacré exclusivement à cette belle histoire d’amour, qu’il n’y ait pas l’insertion de passages sur la politique, sur le makhzen, le féminisme, le militantisme, l’écriture. On aurait aimé qu’il n’y ait pas non plus les deux personnages féminins Anna et Cathy. On aurait aimé ne lire que des propos sur l’amour, même s’ils sont répétitifs parfois ; mais avec le recul, on comprend que le personnage de Cathy n’est rien d’autre que la version de la femme démolie par son drame que Siham a refusé de vivre, celle d’une Aphrodite qui consomme son chagrin dans les bras d’autres hommes. L’aurait-elle fait, elle aurait simplement répondu au vœu de Benzekri qui lui avait dit, alors qu’il se savait mourant : «Quand je serai parti, prends-toi un jeune amant de vingt-cinq ans jusqu’à ce que tu t’en lasses, jette-le alors, et prends un autre et puis un autre.» (p.168). Avec le recul aussi, on comprend que les passages qui semblent de trop sont une manière de nous dire que face à l’ingratitude des hommes et des femmes, face au makhzen qui broie tout sur son passage, face à la politique qui altère tout, aux faux amis, aux traîtres, aux comploteurs, aux arrivistes, aux charognards, etc. et surtout face a la barbarie, l’amour triomphera toujours, car l’amour survit toujours a la mort : («L’amour de deux être est le moteur de la vie, du monde. Il coule comme un bon cépage depuis des cieux insoupçonnés, je croyais en cela fermement. Lui seul panse les blessures de l’univers et le justifie, il est au-delà même du sacré, du spirituel, au-delà de la mort». (p.157). Un grand texte. De la vraie littérature. Beaucoup d’émotion. Merci Siham Bouhlal pour votre hymne à l’amour.

Mokhtar Chaoui

Universitaire et écrivain

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