D’ombre et de lumière
Par Ahmed Massaia
Il arrive parfois qu’on se dirige vers le théâtre sachant d’avance qu’on va s’imprégner de la magie des mots, se régaler de corps gracieux et d’images magiques et nourrissantes. C’est ce qu’on appelle du bon théâtre. C’était le cas, en effet, ce soir du 5 mai 2022 au Théâtre Mohamed V où la troupe Nabyl Lahlou présentait, pour la 9ème fois (en deux ans, quelle tristesse !), son dernier spectacle La Femme au colt 45.
Dans ce spectacle, tous les ingrédients d’une performance au goût de l’excellence étaient réunis : une auteure confirmée, un metteur en scène qui n’a plus rien à prouver sinon étonner chaque fois un peu plus et une actrice hors-pair dont les apparitions sur scène sont à chaque fois un émerveillement.
La Femme au colt 45 est un texte écrit par une romancière que nous connaissons bien au Maroc pour l’avoir côtoyée dans le cadre de ses fonctions à Rabat en tant que conseillère culturelle à l’Ambassade de France. Marie Redonnet nous offre cette fois-ci un récit qui nous parle, un texte qui permet plusieurs lectures, politique (l’extrémisme religieux et ses ravages, la dictature), sociale (l’immigration) et existentielle ( l’éternelle discrimination à l’égard de la femme), des thèmes qui s’entrelacent et se complètent pour célébrer la liberté.
La Femme au colt 45 raconte, en effet, l’histoire d’une femme au nom de Lora Sander, éprise de liberté, qui fut contrainte de fuir l’Azirie, un pays en proie à la dictature, pour se réfugier à Santaré, là où elle pense se reconstruire et trouver la paix, du corps et de l’âme. D’un lieu à l’autre, elle va affronter plusieurs obstacles (un fleuve, une forêt, des hommes), armée de courage et détermination mais surtout de son colt caché sous son pantalon.
Nabyl Lahlou et Sophia Hadi ont eu la main heureuse pour avoir puisé dans la littérature mondiale un récit où la théâtralité, la polysémie et la poéticité de la langue sont des éléments constitutifs, intéressants autant pour le metteur en scène que pour l’interprète qui lui donnera chair.
La Femme au colt 45 est un beau texte, dur à porter au théâtre. Un texte, où la narration domine exige, en effet, de l’interprète un souffle, des variations de voix et des performances corporelles hors du commun. De même, le théâtre narratif comporte beaucoup de risques pour le metteur en scène qui doit éviter la monotonie, l’ennemi majeur au théâtre. Et dans ce sens, on ne peut pas dire que la vision du metteur en scène a failli à cette mission délicate, malgré quelques moments de flottement où le spectateur risque l’ennui. La scénographie (signée par Nabyl Lahlou lui-même) est très fonctionnelle avec un choix judicieux de la présentification des différents lieux du récit – un axe central pour le cheminement de Lora Sander, le camion-pizza, le restaurant, la librairie). De même, pour le traitement du récit, le metteur en scène a opté pour deux modes de représentation, en alternance. Le récit est rapporté soit théâtralement soit par projection cinématographique. Ces deux modes de représentation étant complémentaires et structurants, ils ont permis d’éviter la monotonie offrant une gestion très intelligente de l’espace pour permettre une variation de jeu pour la comédienne. Cependant, malgré le génie de ces trouvailles, il nous semble que la tension avait tendance à baisser par moments, menacée par un relâchement dans le rythme. Les scènes du camion-pizza, du restaurant et de la librairie auraient peut-être gagné à bénéficier d’un traitement à part et, qu’au lieu de continuer sur le même mode de narration, il fallait peut-être utiliser la technique du théâtre dans le théâtre pour diversifier les styles de jeu.
Cette petite remarque mise à part, la petite famille Lahlou (Nabyl Lahlou pour la mise en scène et la scénographie, Mariakenzi Lahlou pour les vidéos et la lumière, Karamezzine Lahlou pour les animations graphiques et Sophia Hadi pour l’interprétation), a offert au public (peu nombreux, hélas !) une belle prestation théâtrale.
Interprété par une actrice de la trempe de Sophia Hadi, le personnage de Lora Sander ne laisse pas indifférent. Dès son apparition sur scène, avec son beau costume chatoyant et son accent russe attachant ( qu’elle ne quitte à aucun moment), l’actrice disparaît au profit du personnage qui va nous entraîner à travers de nombreuses péripéties et donner ainsi au ressort dramatique sa pleine efficacité.
Pour fuir l’opression et l’asservissement, Lora Sander doit affronter plusieurs obstacles armée du colt (son attribut phallique ?) qui la protège de ces prédateurs que sont les hommes qu’elle rencontre sur son chemin.
Du Magic Théâtre où Zouka, son « ange gardien », lui faisait jouer les plus beaux rôles à Sangaré le lieu de tous les possibles, Lora Sander va s’émanciper et voler de ses propres ailes. En échappant à la dictature, elle échappe aussi à cet homme « subversif » qui semble l’accaparer. Quand il tente de la récupérer, elle est déjà très loin. Elle a construit une autre vie, un autre théâtre. « Je ne suis pas partie pour me perdre mais pour me sauver », lui lance-t-elle à la fin. On dirait que ce texte est écrit pour Sophia Hadi. Le récit d’une femme vouant sa vie au théâtre (le Magic Théâtre), à un homme (le mari – le metteur en scène), luttant sans relâche contre le sexisme d’une société misogyne (le viol, le harcèlement,…). A quelques nuances près, ce rapprochement est roublant.
Sophia Hadi, encore une fois, nous a entraînés, dans ce beau spectacle La Femme au colt 45, vers des moments de théâtre rarement égalés dans notre théâtre dont ce couple, travaillant en vases comuniquants, nous avait souvent gratifié. En effet, les multiples rôles que Sophia Hadi a campés sous la direction du maître sont des incarnations d’anthologie, constituant ainsi un répertoire des plus flamboyants esthétiquement. Ce binôme travaille sans relâche en étroite collaboration depuis de nombreuses années pour mieux servir l’art de la scène. Toute une vie jalonnée de créations aussi déroutantes les unes que les autres. Une carrière prodigieuse où cette femme discrète et sage a su perfectionner son art à l’ombre du fantasque mais non moins génial Nabyl Lahlou.
Chaque fois qu’elle s’empare d’un personnage, Sophia Hadi le cisèle, le lustre et le fait briller pour le bonheur de ces mordus de théâtre que nous sommes. Sophia Hadi n’est pas une actrice qui se répète chaque fois qu’elle s’engage dans la construction d’un personnage. Jouant Le crâne rasé (Shrichmatury) ou habillée en homme (La chute – Le Procès de Socrate), jouant toute seule sur scène ou en compagnie d’autres comédiens, elle est toujours sublime et majestueuse. Sur scène, on ne voit qu’elle car elle est à elle seule toute une troupe. Son humilité, sa disponibilité, sa discrétion et sa générosité font d’elle une grande actrice de la trempe de celles qui ont voué leur art à de grands créateurs et qui ont marqué l’histoire du théâtre mondial telles Fiona Show, Hanna Schygulla, Hélène Weigel, Mouna Wassef ou encore Jalila Baccar.
Maniant autant la langue française que la langue arabe, qui ne sont pour elle que le prolongement phonique des sensations qu’elle porte quand elle joue un personnage, Sophia Hadi s’efface pour mieux servir le théâtre dans toute sa splendeur. Jamais de cabotinage ni de gestes superflus : elle joue. Elle fait son métier, celui qu’elle aime, celui qui l’enveloppe toute entière pour en faire sa tour d’ivoire qui la préserve des futilités de la vie quotidienne, des insanités et des inepties qui submergent nos théâtres et, surtout, nos réseaux sociaux, hélas ! Sophia Hadi est une actrice ! C’est un pléonasme, diriez-vous. Oui, mais ! Quand il s’agit d’une artiste que l’on ne reconnaît que sur scène, la tautologie est permise.
Sophia Hadi prend beaucoup de temps pour appréhender un texte, s’emparer de son personnage, déclare-t-elle souvent. Quand elle explore les zones d’ombre du personnage pour mettre toutes ses facettes dans la lumière et qu’elle s’efface totalement derrière le personnage, c’est encore elle, l’actrice-démiurge qui illumine la scène et ne quitte plus jamais notre mémoire.
Lectrice de textes, interprète, dramaturge et passionnée de rencontres poétiques et littéraires, Sophia Hadi est une artiste intellectuelle que l’on rencontre très rarement dans notre paysage culturel. Discrète dans sa passion démesurée pour le théâtre, elle devrait être un modèle pour les générations montantes, un cas à encourager et à appuyer par les pouvoirs publics et les responsables d’établissements culturels car, disons-le, autant pour cette troupe que pour celles qui éclairent notre imaginaire par de belles productions, il est inadmissible que de pareils spectacles ne soient vus que par une poignée de spectateurs dans un pays de plusieurs millions de personnes et aux potentialités infrastructurelles respectables.