«Tanger est une ville où on adore les morts!»

Stéphanie Gaou, femme de lettres, écrivaine et  libraire

Stéphanie Gaou est écrivaine. Elle a choisi la ville du Détroit, Tanger, non seulement pour écrire et y vivre, mais aussi s’investir dans un projet culturel prometteur ; la librairie & galerie, les insolites. Née à Cannes, la libraire indépendante vit à Tanger depuis 2004. Elle a voulu faire de son espace, un lieu vivant, un laboratoire d’expérimentation et un espace de rencontres et d’échanges. Pour Stéphanie Gaou, un libraire n’est pas seulement un vendeur de livres. En revanche, un libraire est un grand lecteur. C’est quelqu’un qui  passe du temps à  lire,  qui  se nourrit des œuvres. «Je pense que le libraire indépendant doit arrêter d’essayer de faire de la concurrence à la Fnac, à Amazon… et de faire un lieu  de qualité qui  lui ressemble. «Un vrai libraire indépendant qui travaille bien, c’est quelqu’un qui assume ses choix, qui fait des sélections, qui connaît bien ses clients », a-t-elle confié. La libraire œuvre aussi pour montrer le travail des jeunes artistes qui ont créé autour de la ville. «Quand  j’ai  ouvert les insolites, je voulais expérimenter toutes les voix et modes d’expression. L’objectif, c’est de faire connaître ces jeunes qui ont été écrasés depuis longtemps par les artistes morts».

On l’a rencontré dans sa librairie au cœur de Tanger.

Al Bayane : Pourquoi avoir choisi la ville de Tanger pour la création de votre projet?

Stéphanie Gaou : En fait parce que je suis venue à Tanger il y a 19 ans déjà. J’ai bien aimé cette ville ! Ensuite, je suis revenue des années après ; entre temps la ville n’avait pas changé, mais elle avait gardé quelque chose d’assez charmant. A l’époque, j’avais l’idée de partir de France pour m’installer en Afrique. J’avais déjà ce projet quand je vivais sur la Côte d’Azur, mais à l’époque je n’avais pas les moyens de le réaliser en France où tout est souvent plus compliqué.

Alors, qu’avez-vous trouvé de particulier dans cette ville?

A Tanger, j’ai eu l’impression au moment où je suis arrivée, il y avait des opportunités de proposer de la nouveauté parce que il y avait la Librairie des Colonnes, la  galerie Delacroix et d’autres petites galeries de peinture qui étaient qualitatives, mais il n’y avait pas un lieu décalé,  dans la marge, une sorte de laboratoire.

Un laboratoire. C’est-à-dire?

Par exemple, personne ne présentait de photographie. Et les lieux privés ne prenaient pas à l’époque assez de risque. Puis je me suis installée à Tanger. J’ai trouvé le local qui à l’époque était en mauvais état, mais dans un bon emplacement. J’ai ouvert cette librairie en 2010 à Tanger qui est très attachante. J’avoue, je suis devenue une vraie tangéroise, mais je reste française. Je suis contente que ce projet arrive à être pérenne dans cette ville parce que beaucoup de choses commencent à Tanger et parfois prennent fin très vite. Cela fait déjà 9 ans que nous sommes ouverts. Quasiment tous les livres que nous vendons sont en français, à part une petite section en anglais, arabe & espagnol, mais j’ai l’opportunité de recevoir des clients de toutes les langues. Je trouve ça génial. Cette ville n’attire pas seulement des francophones, mais aussi des anglophones, des hispanophones et des arabophones.

Au-delà de l’activité commerciale, une librairie est de prime abord une ligne éditoriale.  Qu’est ce qu’un libraire pour vous ? Est-il un simple vendeur de livres?

Pour moi, un libraire n’est pas simplement un vendeur de livres. En revanche, un libraire est un grand lecteur. C’est quelqu’un qui passe du temps à  lire  et qui  se nourrit des œuvres. C’est une démarche très personnelle !  Dans cette optique, je parle des libraires qui défendent des écrivains et des livres, mais pas forcement  tout ce qui  va sortir et pas toutes les nouveautés.  J’ai une approche très particulière qui n’est pas basée uniquement sur l’activité commerciale parce que quand on je reçois les fournisseurs, je n’achète pas seulement ce qui marche bien. Je ne veux pas avoir des têtes d’affiche qui sont faciles à vendre et que l’on trouve partout.

Les insolites… cela veut dire quoi au  juste?

J’ai eu l’idée  d’appeler ce lieu les insolites parce qu’au départ  c’était la  galerie et la librairie.  Il n’y avait personne qui faisait ça. En fait, je me suis prise au jeu du nom fur et à mesure, je me suis dit que ce lieu devait proposer réellement autre chose : un vrai choix, une vraie sélection c’est-à-dire que les gens qui viennent aux insolites s’attendent à découvrir des écrivains dont ils n’ont jamais entendu parler, mais aussi qu’ils peuvent rencontrer des auteurs qui ne sont pas forcément des écrivains connus.

Ma récompense personnelle, c’est le fait d’inviter des auteurs. C’est  un investissement, certes,  mais je préfère investir plutôt de l’argent dans les rencontres, animer des dédicaces et des conférences. Je pense que le libraire indépendant doit arrêter d’essayer de faire de la concurrence à la Fnac, à Amazon… et de créer un lieu  de qualité qui  lui ressemble. Un vrai libraire indépendant qui travaille bien, c’est quelqu’un qui assume ses choix, qui fait ses sélections, qui connaît bien ses clients.

Vous êtes parmi les libraires qui suivent l’actualité culturelle marocaine et qui contribuent à l’enrichissement de l’action artistique et culturelle de la ville. Quid de la dynamique culturelle à Tanger?

Il y a encore un intérêt important  pour la ville parce que je pense que c’est un lieu où  il s’est passé beaucoup de choses qui ne peuvent pas s’arrêter comme ça.  Au niveau de l’écriture, il y a encore des écrivains de Tanger.  En français, il y a des écrivains qui  sont importants comme Rachida Madani qui est l’auteure contemporaine de la ville, puis il y a Zoubeir Ben Bouchta et des gens qui  écrivent sur la ville comme  Mokhtar Chaoui, Tahar Ben Jelloun et d’autres. Il y a encore de l’intérêt pour la ville et puis il y a  des étrangers qui  viennent chercher quelque chose à Tanger. Mais maintenant, cette ville  a d’autres visées, car on veut en faire un deuxième Casablanca du Maroc.

Cette nouvelle  a-t-elle  un impact sur les nouvelles expressions artistiques et littéraires?

Il y a deux Tanger en fait : le Tanger des affaires, de l’entreprise, du business qui ne va pas forcément avec le Tanger des poètes et des artistes. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a au niveau de l’art pas mal de jeunes du nord du Maroc qui reprennent la ville comme un sujet de création. Il y a ceux qui sont restés et bien d’autres qui sont partis. Quant à moi, ce qui m’intéressait quand  j’ai  ouvert les insolites, c’était  d’expérimenter toutes ces voix et modes d’expressions. L’objectif, c’est de faire connaître en plus des artistes confirmés que j’expose régulièrement, tous ces jeunes dont le travail est plus ou moins écrasé depuis longtemps par la renommée des artistes qui sont venus à Tanger et qui sont morts… On parle toujours de ces mêmes figures (Bowles, Burroughs, Choukri, Genet, Beckett, etc.), mais on ne parle pas assez de ceux qui contribuent à la qualité artistique de la ville et qui sont en vie. C’est une ville où on est fasciné par les disparus. Moi quand j’ai ouvert cette librairie, je n’avais pas une fascination pour les morts. C’est pour ça que j’ai exposé beaucoup de jeunes à l’époque où il n’y avait  aucun lieu véritable pour montrer leur  travail. J’ai exposé entre autres Hicham Gardaf, Saïd Afifi… quand on voit dans de grandes manifestations artistiques au Maroc et à l’étranger. Je pense que ce lieu a fait son rôle de tremplin. Ça permet aussi de faire venir un public jeune et curieux qui regarde aussi les livres. J’ai toujours voulu faire de ce lieu, un lieu vivant.

Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef

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