Tayeb Saddiki, l’inclassable…

C’est impossible de le présenter en deux mots. «Maître expérimentateur», «père du théâtre marocain», «passeur»…Tayeb Saddiki est un artiste inclassable, prolifique dont la vie a été consacrée à l’écriture, à la mise en scène, à la réalisation,  à la calligraphie et au théâtre, son amour de depuis toujours.

De la cité des Alizés, Essaouira où il vit le jour le 5 janvier 1939, à la ville blanche, Casablanca, où il est décédé le 5 février 2016, ce ténor du théâtre national a parcouru un long chemin artistique riche en réalisations.

Infatigable… l’homme  qui a fondé les troupes de théâtre dont «Al Masrah Al Jawal», «Al Masrah Al Oummali», «la troupe du Théâtre municipal» et «Masrah Ennas», la troupe «La compagnie Saddiki» ou encore le festival musical d’Essaouira a contribué à l’effervescence, l’essor et l’ouverture du champ artistique et théâtral marocain sur le reste du monde. Son œuvre est singulière, époustouflante et variée, incarnant son génie artistique et inimaginable qui dépasse les limites. Tayeb Saddiki a écrit 32 pièces de théâtre en arabe et français. Il a traduit et adapté 34 œuvres dramatiques. Parmi ses pièces, nous citons entre autres Sidi Abbderahman al-Majdoub (1967), Maqâmât Badi al-Zaman al-Hamadani (1971), al-Harraz(1971).

«Comment le dire?», se demande Ahmed Massaia, ami du défunt et écrivain du livre «Le bon, la brute et le théâtre». «Tayeb Saddiki est mort le 5 février 2016 à l’âge de 79 ans. Il avait longtemps supporté la maladie et avait en même temps refusé de la combattre. Ce paradoxe a régi sa vie et l’a consacré comme l’homme de théâtre le plus déroutant, le plus controversé aussi», a-t-il déclaré à Al bayane.  «Quand on parle, en effet, de théâtre au Maroc ou dans le monde arabe, un nom s’impose immédiatement, comme une évidence : celui de Tayeb Saddiki. Acteur, metteur en scène, scénographe, dramaturge, calligraphe, écrivain, directeur de théâtre et de compagnies, conseiller officiel et officieux de plusieurs ministres, l’homme est considéré comme une figure emblématique de la culture marocaine. Le «Protée» du théâtre a visité tous les genres et a fait travailler la plupart des comédiens marocains, toutes générations confondues. En traversant toute l’histoire du théâtre marocain, dont il est l’un des fondateurs, il s’impose donc comme l’unique homme de théâtre marocain dont la renommée a dépassé les frontières d’Est en Ouest, du Nord au Sud», écrivait Ahmed Massaia dans «Le bon, la brute et le théâtre» qu’il avait consacré au défunt Tayeb Saddiki, Tanger, Editions La Virgule, 2016.

Quand on veut parler de Tayeb Saddiki, a-t-il ajouté dans le même livre,  on ne peut le faire qu’«en vrac» pour reprendre le titre d’un petit livre plein d’aphorismes et d’anecdotes qu’il va écrire à la fin de sa vie. Car comment relater l’histoire de cet incommensurable homme de théâtre sans passer des jours entiers, des nuits entières, à compulser les documents, les photos et, surtout, les innombrables anecdotes racontées par ceux qui l’ont côtoyé de près, pour parler d’une vie aussi dense et riche ; d’un homme qui, dès son jeune âge, allait connaître une consécration foudroyante, et qui allait susciter l’admiration de gens aussi célèbres que Jean Vilar, Ali Raï, José Monléon ou Abdelkader Alloula, Saâd Allah Ouannous et Mustapha Kateb?

Une fondation pour préserver le legs artistique de Tayeb Saddiki

L’esprit et le génie artistiques de Tayeb Saddiki sont immortels à travers ses œuvres et ses réalisations. Une structure œuvre désormais pour la préservation de son patrimoine sous toutes ses facettes, la Fondation Tayeb Saddiki pour la culture et la création. «C’est une fondation visant la préservation du legs artistique et la mémoire de Tayeb Saddiki, surtout l’aspect immatériel de la chose, à savoir revivre ses œuvres théâtrales, ainsi qu’un deuxième aspect qui est essentiellement pédagogique », nous explique Bakr Seddiki, fils du défunt et président de la fondation.

En effet, quand il montait un projet artistique, a-t-il ajouté, il intégrait des jeunes afin de créer des ponts entre les générations et pour qu’il y ait une continuité dans la création. «Nous, quand on fait un projet artistique, on inclut des jeunes et on œuvre pour la sauvegarde de la mémoire, c’est-à-dire faire connaitre la démarche de Tayeb Saddiki, notamment quand il puisait dans le patrimoine parce qu’il était le premier qui avait travaillé sur la «Halqa»», a-t-il ajouté.

Bakr est un jeune qui  a porté ce projet avec beaucoup d’amour, d’enthousiasme, mais aussi et surtout de responsabilité pour transmettre les lettres de noblesse de son père. Par exemple, a-t-il fait savoir, quand on a monté la pièce d’al-Majdoub, on l’avait faite avec une nouvelle mise en scène parce qu’on ne peut copier ce qui a été déjà fait et parce que le public d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui et ne sera pas celui de demain.

«On essaie de rester un peu dans l’air du temps. Notre rôle aussi c’est de fédérer, comme il le faisait, parce qu’à la maison, il était toujours entouré d’artistes. Il a lancé plusieurs festivals, mis à part qu’il était une école de formation des artistes en général qui sont au Maroc ou ailleurs dans les domaines du cinéma, du théâtre», a-t-il affirmé.

«Le théâtre Tayeb Saddiki»: un rêve à venir…

Tayeb a toujours rêvé d’un théâtre, d’un espace culturel dans la ville blanche. Et pourtant, ce projet n’a pas toujours vu le jour et bute à plusieurs obstacles.  «Quand je parle de la préservation du patrimoine de Tayeb Saddiki, il s’agit d’œuvrer pour la sauvegarde à la fois de son aspect immatériel, mais également matériel en dur, cela veut dire les murs du théâtre qui était son rêve», a-t-il souligné. Les problèmes administratifs qui n’ont jamais totalement été réglés freinent ce projet. «On a cette fierté-là. On l’avait ouvert même si partiellement, la grande salle n’a jamais été finie, mais on l’avait ouvert partiellement de son vivant. Malheureusement, à ce rythme-là, on devrait prendre plus de temps pour le finir et essayer de régler la situation administrative afin d’impliquer par la suite des institutions, soient publiques ou privées sous forme de subventions ou d’investissements», conclut-il.

Un amour singulier pour Essaouira…

La cité des vents et des arts a toujours fasciné Tayeb Saddiki. Son architecture unique et sa diversité culturelle ont inspiré ses créations. «Mon père voulait être architecte  à la base », nous a confié Bakr.  «S’il  n’y a pas Essaouira, il n’y aura pas Tayeb Saddiki, l’artiste. Je pense que c’est Essaouira qui lui a donné ce goût pour le livre, l’architecture et le dialogue entre les cultures», explique-t-il. Essaouira était l’origine, mais il ne faut pas oublier la ville ocre, Marrakech, où son père l’avait amené pour la première fois à la place Jamaâ El-Fna pour voir Lhalqa quand il avait 5 ou 6 ans. Selon lui, c’est là où il avait découvert le théâtre.

«Comment rendre compte du parcours d’un homme qui a traversé de bout en bout, avec force et grandeur, le théâtre marocain ? Comment parler d’un artiste précoce qui fut célébré dès ses débuts comme «l’un des meilleurs comédiens comiques du monde» par la presse parisienne, après la représentation d’Amayel Jha (Les fourberies de Scapin de Molière) sur les planches du prestigieux théâtre français Sarah Bernard, durant le Festival du Théâtre des Nations, ou plus tard, lors de sa tournée mondiale avec «Le livre des délectations et des plaisirs partagés».

Beaucoup de thèses, de mémoires et d’articles ont été écrits sur l’œuvre de Tayeb Saddiki. A-t-on pour autant épuisé la pensée théâtrale de cet homme hors pair ? Je ne le pense pas. A-t-on pénétré la vraie nature de cet homme ? Je le pense encore moins. La complexité de ce personnage exubérant déroute plus d’un. Imposant et fantasque, Tayeb Saddiki ne se mesure qu’à l’aulne de sa création, immense, riche et très diversifiée». Ce sont en effet un tas de questions légitimes posées par Massaia dans «Le bon, la brute et le théâtre» pour découvrir et redécouvrir cet homme et artiste toujours inclassable.

Mohamed Nait Youssef

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