Un monde à changer

C’est un euphémisme de dire que nous vivons de drôles de temps. L’impression générale est que l’humanité est en train de «perdre les pédales», de dérailler. Dériver. Ce n’est pas un hasard si le terrorisme, figure exacerbée de la maladie du système, s’en prend aux moyens de transport (avions, trains…).

Les chemins ne mènent nulle part.  La modernité finit par tourner en rond. Des temps difficiles, avons-nous dit. Il faut emprunter au poète une image plus éloquente pour parler en notre nom. Un poète disparu, il continue pourtant à si bien dire, car l’humanité en a vu d’autres, en matière de douleur et de tragédie ; ses vers animent ainsi notre mémoire hallucinée : «Ici la nuit s’ajoute à la nuit orpheline/Aux ombres d’aujourd’hui les ombres d’autrefois». Aragon évoque la nuit, pas celle des romantiques ; la nuit métaphore du retour au chaos ; et l’alexandrin sans verbe évoque la perdition, l’errance satellite de l’enfer. Mais le même poète nous dit aussi  au cœur   de la nuit, il y a le souvenir du soleil. Autrement dit, ce sont également des temps de résistance. Car nulle rhétorique ne peut camoufler la source du malaise ; le désarroi  de l’humanité, la folie meurtrière qui s’empare des «oiseaux de la nuit» sont des phénomènes objectifs s’expliquant par la nature des rapports sociaux, par l’emprise d’une certaine forme d’organisation de la société et de son économie. La résignation n’est que la conséquence du cynisme ambiant. Mais jamais l’espoir ne s’avoue vaincu. La griserie de l’instant n’obstrue pas la lueur de l’horizon prometteur. Des réflexions inspirées par la relecture du livre Les irréductibles de  feu Daniel Bensaïd, philosophe, militant d’extrême gauche ;  un livre qui nous invite à dialoguer autour des possibles   pour un avenir meilleur. La forme est originale favorisant un rapport ouvert au texte ; ce sont cinq théorèmes abordés comme des propositions. Ce ne sont pas des «postulats indémontrables qui supposent l’assentiment de l’interlocuteur, ou d’axiomes qui font appel à la force de l’évidence» ; Daniel Bensaïd inscrit son texte dans un registre de réception qui postule un lecteur actif ; c’est donc un échange sur la base «de propositions démontrables».

La crise de sens corollaire de l’emprise de la pensée unique, néolibérale, est abordée en termes du débat philosophique : «Le discours philosophique de la post-modernité apparaît comme une entreprise méthodique de dépolitisation du social et d’esthétisation de la politique». Le constat de départ est implacable…dans sa pertinence : l’espace public dépérit.

 En partie du fait de la démission des intellectuels : à quoi reconnaît-on nos intellectuels domestiques, boursicoteurs décomplexés le jour et prédicateurs moralisants le soir? S’interroge Daniel Bensaïd avant de brosser un tableau sans concession : à leurs genoux meurtris de tant d’agenouillements et de génuflexions devant les nouveaux fétiches et les vieilles idoles ! À leur échine courbe de tant de couleuvres avalées et de révérences  plongeantes devant l’autel des marchés !

Il nous reste alors la force de l’indignation, la force irréductible de l’indignation ! L’indignation, c’est-à-dire l’exact contraire de l’habitude et de la résignation. A (re) lire, pour mieux respirer.

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