Volubilis de Faouzi Bensaïdi: Le cinéma du dévoilement

«Quand j’entends que la lutte des classes n’est plus d’actualité, j’ai l’impression de me faire avoir»

Laurent Cantet

Interroger le regard que nous portons sur le réel tel me semble l’invitation qui s’annonce avec le nouveau film de Faouzi Bensaïdi, Volubilis. La scène d’ouverture peut se lire en effet comme un mode d’emploi pour  un nouveau regard sur la réalité : on y voit en une jeune femme nettoyer une vitre ; la vitre devenue plus propre, la vision est plus nette comme si le film nous invite à aiguiser notre regard pour voir ou mieux voir ce qui advient des rapports sociaux traversés d’une violence inouïe. Volubilis ouvre une brèche dans l’opacité du flux visuel qui inonde notre champ de perception pour montrer la non-visibilité sociale au cinéma.

Le cinéma mondial ne cesse de nous l’apprendre: il y a régulièrement un retour du social au cinéma. Il a forgé ses maîtres devenus des figures médiatiques et symboliques, ils ont comme nom les frères Dardenne, Ken Loach, Mike Leigh, Laurent Cantet…et que de grands festivals n’ont pas hésité à consacrer comme dans un écho aux turbulences du monde. A sa complexité. Face en effet à cette matière très riche et très diversifiée se pose la possibilité d’interroger les rapports entre le champ de la production symbolique  dont le cinéma est une composante essentielle et l’ensemble du monde social. Volubilis de Faouzi Bensasidi, grand prix au festival national du film (Tanger mars 2018) nous conforte dans cette hypothèse; celle de la récurrence du scénario social au sein de notre paysage cinématographique y compris chez les nouvelles générations

Volubilis est le quatrième long métrage d’une filmographie marquée par sa grande diversité, son éclectisme diront certains; «expérimentation» reconnaît le cinéaste lui-même. Cet enfant de la cinéphilie meknassie, ville à  laquelle il ne cesse de rendre hommage dans ces films, était pourtant destiné à une carrière de théâtre. Bensaidi avait en effet rejoint l’ISADAC pour une formation d’acteur ; son amour pour le septième art en a décidé autrement et il a fait le choix –heureux- de passer derrière la caméra tout on ne se privant pas de jouer «devant»,  aussi bien dans ses films, dans de vrais rôles et non des apparitions, ou dans les films  des autres,  d’André Téchiné à Olivier Assayas (Monsieur Habib dans Dheepan palme d’or à Cannes 2015) en passant par Nabil Ayouch (Mektoub) et Daoud Aoulad Syad (Cheval de vent). Ou dernièrement dans Sofia de Meryem Benbarek.

Sa filmographique est relativement courte. C’est un cinéaste qui n’est pas du tout pressé, il prend son temps notamment dans la phase de post-production où il s’attache à apporter un soin particulier, entre autres) la bande son. C’est une filmographie qui comporte néanmoins des titres phares de la filmographie marocaine. Son court métrage La falaise (1998) est l’un des films marocains les plus primés à travers le monde. Son premier long métrage, Mille mois (2003) a obtenu le Prix jeune regard de la section Un certain regard du festival de Cannes. Il est cité par un groupe de critiques marocains parmi les dix meilleurs films de l’histoire du cinéma marocain. Il sera suivi de What a wonderful world (2006) un exercice cinéphilique chargé de clins d’œil, du cinéma de Buter Keaton à Jacques Tati. Dans son troisième long métrage Mort à vendre (2011), il part du prétexte d’un hold up rocambolesque pour disséquer les drames d’une jeunesse urbaine sur un fond d’image crépusculaire.

Avec ce quatrième long métrage, Bensaïdi entame un nouveau tournant dans sa démarche esthétique n’hésitant pas à mobiliser les ressorts du mélodrame pour proposer le bilan social et humain accablant d’un capitalisme sauvage et débridé,  porté par de nouvelles couches bourgeoises cupides et sans valeurs sauf celles du gain et de l’apparat. Le récit de Volubilis  démarre pourtant sous de bonnes intentions : Abdelkader (heureux de son boulot de vigile) et Malika (jeune femme de ménage qui résiste aux différents harcèlements), issus du peuple d’en bas tentent de construire une vie faite d’amour et d’utopie. Sauf que Volubilis peut se lire comme «l’amour au temps du choléra», le choléra ici est la mondialisation portée par une bourgeoisie sans foi ni loi. Abdelkader, victime de sa naïveté et de son sens du devoir va être  broyé par une machination hourdie par une figure de la nouvelle bourgeoisie qui écrase tout sur son chemin. Une scène fondatrice lors de la phase idyllique du jeune couple dit  en filigrane l’impasse future, la scène où l’on voie le couple faire une visite au monument historique Volubilis envahie par des touristes  japonais armés de leurs appareils photos : le couple va évoluer dans un monde en ruine ; le romantisme est écrasé par la mondialisation envahissante. Le titre  du film prend alors une dimension métaphorique ; un clin d’œil à la fin d’une civilisation. Une autre dimension caractérise le film et l’inscrit dans l’actualité sociale du pays : les protagonistes du film ont l’âge de cette génération qui anime ce mouvement social dit hirak qui traverse le pays dans un soulèvement social inédit  anti-hogra. Avec Volubilis, ces jeunes  ont leur film.

Le couple Abdelkader-Malika fonctionne comme une composante d’une histoire romantique ; cela s’inscrit dans la stratégie mélodramatique qui porte le  récit de Volubilis. Un couple d’amants, vertueux, issu des classes populaires victimes de circonstances sociales répressives. Peter Brooks parle du mélodrame comme une forme « …particulièrement moderne. Il ne représente pas simplement une chute de la tragédie mais une réaction à la perte de vision tragique ; en tant que tel, il illustre un moment épistémologique, défini par l’incertitude morale ». Les protagonistes de Volubilis évoluent dans un environnement d’incertitude ; ils vivent en quelque sorte une tragédie consciente de l’existence de la société (trois scènes vont dans ce sens : quand l’ami de Abdelkader va rendre son téléphone à la jeune bourgeoise pour tomber dans un guet apens; la visite de Abdelkader à la villa où il découvre la réalité des marchandages qui s’opèrent en coulisses ; et la réception finale où Malika finit par jeter l’éponge).

D’autant plus que Faouzi Bensaidi évite les écueils banals du mélodrame archétypal hollywoodien ou égyptien pour exploiter les ressorts de l’intrigue au bénéfice d’une dramatisation des rencontres humaines. S’il reste fidèle aux normes du mélodrame avec thématiquement la présence de la victime, narrativement avec la construction circulaire (on n’échappe pas à son destin) il s’en distingue stylistiquement avec des choix esthétiques qui confirment ses choix fondateurs avec en particulier une prédilection pour les mouvements de caméra à l’intérieur du plan en place et lieu du montage. Faouzi Bensaidi est quelqu’un de littéraire, c’est un enfant de Shakespeare et de Brecht. Et un visuel, il y a chez lui du Tati (la scène où Abdelkader passe la nuit perché au-dessus de la porte de la maison de Malika) et du Won Kar-Wai (l’un de ses cinéastes préférés) en magnifiant le quotidien avec un usage approprié et pertinent de la couleur (les couleurs vives de la villa versus les images closes, oppressantes aux couleurs étouffantes dans la maison parentale). Volubilis le montre une nouvelle fois Faouzi Bensaïdi privilégie les personnages à l’histoire et comme il aime et sait filmer les acteurs cela donne une belle synthèse qui transcende le drame au bénéfice de l’émotion. Car au cinéma, il ne s’agit pas de capter le visible (c’est le rôle de la télévision) mais de saisir ce qui échappe au commerce du visible.

Mohammed Bakrim

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