Sionisme, antisionisme et antisémitisme
Mokhtar Homman

La lutte de peuple palestinien dans la phase actuelle est menée dans un contexte, déjà ancien, d’un monde arabe fragmenté, pusillanime, dans le soutien à sa cause. La dimension génocidaire de l’agression sioniste place les Palestiniens, les Arabes et les Musulmans devant l’ultime défi : c’est maintenant ou jamais que l’unité et la détermination pour imposer les droits nationaux palestiniens doivent s’affirmer.
L’Autorité Palestinienne
La première des faiblesses du monde arabe est la division au sein de la direction du peuple palestinien. Depuis presque vingt ans, deux parties des territoires occupés, la bande de Gaza et la Cisjordanie, sont dirigées par des factions politiques qui s’opposent. L’Autorité Palestinienne a perdu de sa force, voire de sa légitimité, par l’absence d’élections et surtout par son incapacité à unir les forces palestiniennes, malgré le succès politique des Intifada.
Courant janvier, les forces de sécurité palestiniennes s’attaquèrent à la résistance, privant la population de ses besoins vitaux à Jénine. Al Jazeera est interdite depuis le 23 décembre 2024 (comme en Israël depuis le 5 Mai 2024). Ce qui soulève une interrogation sur le degré de dépendance de l’Autorité Palestinienne à l’égard d’Israël.
Cependant, grâce à la Chine, 14 factions palestiniennes se sont mises d’accord le 23 Juillet 2024 pour signer la Déclaration de Beijing où l’engagement à l’unité au sein de l’OLP est réaffirmé.
La faiblesse du monde arabe
L’implosion de la Syrie est le dernier chapitre de la faiblesse du monde arabe dans son soutien à la cause palestinienne, dans sa résistance aux menées impérialo-sionistes.
Nous sommes loin du Sommet arabe de Fès en 1982 où l’unité arabe manifestait avec force une position réaliste pour l’édification de l’État de Palestine au moment où Israël n’était pas encore dominé par l’extrême droite, au moment où la cause palestinienne bénéficiait du soutien de l’ensemble du monde socialiste, de la majorité des pays du sud et de certains pays européens encore indépendants.
Les pays arabes ont montré une grande division et un soutien faible au peuple palestinien. On a même assisté dans les années 70 et 80 à l’encerclement par l’armée syrienne des camps de réfugiés palestiniens au Liban. Ce fut notamment le cas à Tall al-Zaatar en 1976 où des milices chrétiennes, avec la complicité de l’armée syrienne, ont massacré des milliers de civils. De même dans les années 1985/88, l’armée syrienne a soutenu les factions assiégeant les camps de réfugiés contrôlés par l’OLP (Aïn El-Heloué). Ces actions ont contribué à l’affaiblissement de l’OLP.

Mais les divisions, les oppositions entre Front du refus (1) et les autres, l’aventurisme de Saddam Hussein (2) contre l’Iran en 1981 et le Koweït en 1990, l’animosité de l’Algérie contre le Maroc, les guerres civiles au Yémen, au Soudan, en Somalie, en Algérie, au Liban, en Syrie et en Libye où des régimes arabes s’ingéraient les uns contre les autres, les différends entre les pays de la péninsule arabique, et des régimes despotiques ont considérablement affaibli la force du monde arabe. Ces divisions s’ingéraient entre les divisions et les tendances palestiniennes ayant chacune son mentor.
Enfin les Accords d’Abraham pendant la première présidence Trump ont réussi un certain rapprochement entre Israël et certains pays arabes sans provoquer de progrès sur la Question Palestinienne.
Le déficit démocratique

Mention spéciale au « printemps arabe » dont les causes étaient tantôt légitimes (Tunisie, Égypte), tantôt un mélange de mouvement populaire légitime et d’intervention étrangère par jihadistes interposés (Syrie). Mais il n’a pas produit les résultats démocratiques escomptés (retour vers des régimes autoritaires en Tunisie et en Égypte, guerre civile en Syrie). Rare exception le Maroc, avec un « printemps » pourtant disparate et faiblement mobilisateur, où la réforme de la Constitution longtemps mûrie s’est accélérée et fut adoptée en Juin 2011, marquant un progrès démocratique réel par rapport à la précédente.
L’illusion d’un sionisme raisonnable
Il y a aussi le non prise de conscience de la nature et la détermination inébranlable du sionisme à continuellement étendre son emprise territoriale. La poursuite incessante de la colonisation de peuplement en Cisjordanie et probablement au Golan annexé prouve que le sionisme ne baisse pas dans sa détermination à atteindre ses objectifs. Cette non prise de conscience, cette naïveté à croire que le sionisme est capable de négociations rationnelles, font imaginer des compromis qui semblent honorables, réalistes, mais qui n’ont jamais été acceptés ni respectés par le sionisme dans le passé. On l’a vu notamment dans le rejet de l’Initiative arabe de paix de Fès, la déconstruction des accords d’Oslo, le rejet de toute résolution basée sur le droit international. Le sionisme interprète chaque accord, chaque initiative de paix comme une faiblesse de son adversaire, comme une incitation à aller plus loin, rejetant avec arrogance toute exigence du respect du droit international et du droit humanitaire.
C’est dans ces failles, ces divisions, ce manque de démocratie (3) étouffant la mobilisation populaire et le développement économique, ces irresponsabilités et ces aveuglements que l’impérialisme et le sionisme puisent aussi la force pour faire perdurer l’occupation, étendre la colonisation sioniste et interdire au peuple palestinien de recouvrer ses droits nationaux à l’édification d’un État, même partiel, avec Al Qods comme capitale.
Cette faiblesse depuis quelques décennies est une question ouverte, sans réponse évidente. Ses causes sont sans doute profondes, allant du manque de démocratie au recul des idées progressistes et le retour en force de partis confessionnels, en passant par l’incapacité intellectuelle (4) à construire un avenir, à imaginer une modernité propre. « L’intellectuel arabe d’aujourd’hui qui se lance dans des recherches a, d’une manière ou d’une autre, plus ou moins intériorisé la culture libérale, et donc dans sa sensibilité et son intellect a déjà concédé positivement ce que nous appelons le « retard culturel » » (5).
Et les forces progressistes ?
Interrogeons-nous, du point de vue progressiste, sur la faiblesse encore plus criante des partis politiques communistes et progressistes dans les mondes arabe et musulman, certains sombrant même dans des scissions internes (Tunisie, Syrie, Yémen). Ils ont subi des répressions féroces au cours du XXe siècle (Irak, Iran, Indonésie). Mais alors qu’ils avaient une grande influence dans la lutte pour les indépendances au XXe siècle, leur présence est plus limitée aux luttes sociales et culturelles, et sont idéologiquement dominés par les partis confessionnels au niveau des masses populaires. Le Maroc est un des rares cas où les partis progressistes, et notamment le PPS, ont une influence réelle sur la vie politique et les luttes sociales, parvenant même à participer au Gouvernement (6). Le lien avec les masses populaires s’est effiloché, par manque d’adaptation aux nouveaux temps, par des schémas de pensée ankylosés, datés. Respecter les principes et la richesse de la pensée marxiste ne suffit pas. C’est sans doute un des facteurs déterminants dans la faiblesse du monde arabe. Le monde arabe a besoin d’une alternative progressiste mobilisatrice.
La Syrie et les risques de guerre généralisée
Parallèlement au génocide à Gaza, Israël cherche à forcer les États-Unis à entrer en guerre contre l’Iran. Rappelons le plan adopté par les États-Unis après le 11 septembre 2001 prévoyant l’invasion de l’Irak, de la Syrie, du Liban, de la Libye, de la Somalie, du Soudan et de l’Iran (7) en cinq ans.
Les provocations sionistes se sont multipliées contre l’Iran. La réponse mesurée mais très efficace de l’Iran a montré qu’Israël n’était pas capable de s’attaquer à l’Iran avec des armes conventionnelles. D’où la pression sioniste pour forcer les États-Unis.
Dans ce but abattre le principal allié de l’Iran dans la région, le régime de Bachir El Assad, constituait un objectif arrivé à maturité.
Ce régime aux méthodes dictatoriales avait d’abord réprimé brutalement les manifestations démocratiques massives au moment du « printemps arabe ». Il s’en est suivi dix ans de guerre civile, le mouvement démocratique étant adultéré par des milices jihadistes soutenues et armées par l’Occident (8), dont Israël aux rebelles du Front Al-Nosra entre 2013 et 2018 (9). En parallèle les bombardements israéliens incessants, l’occupation par les États-Unis des gisements pétroliers dans l’est, principale source de revenus du pays, et les sanctions économiques ont considérablement affaibli le pays, au point que l’armée régulière était totalement en lambeaux et incapable de se battre, le soutien du Hezbollah ayant disparu.
S’étant de lui-même éloigné de la Russie et de l’Iran depuis 2018, en échange de la réconciliation arabe et le retour, récent, de la Syrie dans la Ligue Arabe, El Assad n’avait plus les moyens de s’opposer aux différentes forces attaquant par le nord, le sud et l’est.
Ce qui a permis l’invasion turque au nord de la Syrie et la relance de l’insurrection jihadiste, précipitant la chute du régime. La synchronicité de cette attaque multiforme au lendemain du cessez-le-feu au Liban le 26 novembre 2024, rapidement et étonnamment accepté par Israël, interroge.

Le blanchiment par l’Occident de l’organisation Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) (10) ayant pris le pouvoir à Damas, une organisation pourtant qualifiée de terroriste par les États-Unis et par l’ONU, confirme encore une fois qu’Al Qaeda, à l’origine de l’arbre généalogique d’HTC, et ses différentes moutures en Syrie et ailleurs ont souvent été au service des intérêts stratégiques des États-Unis et d’Israël. Le nouveau chef d’État syrien, Ahmed al-Charaa (Al-Jolani), le leader de HTC, prône la normalisation avec tous les pays par la voie diplomatique, sans exclure Israël, rappelant même l’accord de désengagement de 1974 entre la Syrie et Israël (11). Dans une lettre à l’ONU le nouveau pouvoir syrien a demandé l’application de la résolution demandant le respect des frontières internationalement reconnues de la Syrie. Les mutations pragmatiques d’HTC (12) dans le sens par exemple du respect des confessions, sont contredites par les récents massacres de la minorité alaouite, où des centaines de civils ont été tués.
L’évolution de la situation en Syrie est sujette à beaucoup d’incertitudes. La prise de pouvoir par une organisation, HTC à la base sociale minoritaire, avec une faible expérience de gouvernement, nourrit le doute sur sa capacité à diriger et gouverner la Syrie soumise aux pressions contradictoires de forces extérieures – Turquie, Israël (13), États-Unis, Iran – et intérieures (divers groupes d’insurgés plus ou moins radicaux, minorités druzes, kurdes et alaouites).
D’autre part les risques de partition de la Syrie entre différentes régions/ethnies (notamment les régions kurdes soutenues par les États-Unis et Israël), alimentent les possibilités d’un chaos s’étendant au-delà des frontières actuelles de la Syrie. Rappelons que le renversement du régime d’El Assad figurait comme le deuxième axe le plus important pour affaiblir la Russie selon le rapport de la RAND Corporation (14).
Mais une question plus large se pose : assiste-t-on au début de démantèlement des accords Sykes-Picot et leurs tracés de frontières artificielles (15) ?
La croisée des chemins
Au global, le monde arabe, voire le monde musulman, fait face à une alternative peut-être définitive : soit il s’unit et adopte une stratégie pour imposer au sionisme et ses alliés une solution juste aux revendications nationales du peuple palestinien, soit il permet au sionisme d’avancer et liquider la question palestinienne définitivement par des moyens violents. L’accord arabe sur la reconstruction de Gaza, s’opposant au nettoyage ethnique, est une lueur d’espoir.
Fin septembre 2023, le sionisme estimait avoir liquidé la Question Palestinienne auprès du monde arabe (16). Devant l’AG de l’ONU, le 22 septembre 2023, Netanyahou afficha une carte régionale dans laquelle Israël avait absorbé la Cisjordanie et la bande de Gaza, le Grand Israël des sionistes.
La résistance le refusa : ce fut l’attaque du 7 octobre 2023.
Mokhtar Homman, le 14 mars 2025
Demain : XXVI – Observations sur le 7 octobre
Notes
- Le Front du refus était composé de la Libye, de l’Algérie, de la Syrie et de l’Organisation de la Libération de la Palestine (OLP). Il se constitue à la suite du discours de Sadate à la Knesset en 1977, débouchant sur les Accords de Camp David. Malgré ou à cause de la radicalité de ses positions sur la question palestinienne, il n’a en rien fait avancer la cause palestinienne. Au contraire il contribua à affaiblir le camp arabe par la division, allant même jusqu’à soutenir des séparatistes contre le Maroc. On assistera même à des affrontements entre la Syrie et l’OLP au Liban.
- Saddam Hussein lança une guerre contre l’Iran des Ayatollahs avec l’appui des États-Unis et de l’Occident, Israël compris. La victoire était supposée facile, l’armée iranienne étant équipée d’armements américains datant du temps du Shah et n’était plus opérationnelle par manque de pièces de rechange et de munitions. Mais quelques semaines après le début du conflit, l’Iran reçu l’armement américain (Irangate) nécessaire pour tenir face à l’Irak. Ainsi la guerre, les deux camps alimentés par l’Occident de sorte à enkyster le front, dura 8 ans, laissant les deux pays exsangues, plus d’un million de morts dont une moitié de civils, ce qui était l’objectif de l’impérialisme.
- L’absence d’un minimum de démocratie a été un des facteurs essentiels de l’aventurisme de Saddam Hussein contre l’Iran et le Koweït, et de la chute d’El Assad en Syrie.
- Georges Corm : Pensée et politique dans le monde arabe.
- Abdallah Laroui : La crise des intellectuels arabes, p. 16.
- Notamment au cours des années 1998-2011 où le Gouvernement de coalition de centre gauche, avec participation du PPS, a impulsé un progrès significatif en termes de développement économique et social, de libertés.
- Wesley K. Clark: Winning Modern Wars. Iraq Terrorism and the American Empire. Wesley K. Clark était l’ancien commandant suprême des forces alliées de l’OTAN.
- L’étonnante expansion d’ISIS pendant des années sur des vastes territoires syro-irakiens, fondant même un État islamique qui dura des années, exportant du pétrole via la Turquie, disposant même d’unités de chars, soulève des interrogations face à la passivité des troupes américaines cantonnées en Irak. Seule l’intervention russe à partir de 2015 brisa ISIS.
- Selon des articles publiés par The Wall Street Journal (“Israel gives secret aid to Syrian rebels”, 18 Juin 2017) et The Times Of Israël (« Israël reconnaît aider les combattants rebelles syriens »), 29 Juin 2015).
- HTC est composé d’une soixantaine d’organisations.
- Interview à la BBC diffusée le 18 décembre 2024.
- « Hayat Tahrir Al-Cham, radioscopie d’une mutation idéologique ». Interview de Patrick Haenni par Sylvain Cypel et Sarra Grira, Orient XXI du 16 décembre 2024.
- Israël profite de la chute du régime pour détruire tout l’armement syrien et occuper de nouvelles zones dans le Golan.
- RAND Corporation: Extending Russia, p. 103.
- Jacques Barr : Une ligne dans le sable, pp. 8 et 9. Toutes les frontières rectilignes, donc non dictées par la géographie et l’histoire des peuples, sont le fruit de la colonisation, au Proche-Orient comme en Afrique.
- Huit jours avant le 7 octobre, Jake Sullivan, le responsable du Conseil national de sécurité des États-Unis considérait que la région connaissait le plus grand calme depuis deux décennies.
Bibliographie
Barr, Jacques : Une ligne dans le sable. Éditions Tempus, Paris, 2019.
Clark, Wesley K.: Winning Modern Wars. Iraq Terrorism and the American Empire. Public Affairs, New York, 2003.
Corm, Georges : Pensée et politique dans le monde arabe. Éditions La Découverte, Paris, 2015.
Laroui, Abdallah : La crise des intellectuels arabes. Éditions François Maspero, Paris, 1978.
RAND Corporation : Extending Russia. Competing from advantageous ground. Santa Monica, Californie, 2019.