Capture 9 : L’histoire en deux temps

Arrêt sur image

Par : Driss Makkoudi

L’image est saisissante : deux tours se superposent, comme si l’une achevait enfin l’autre après des siècles d’attente. La tour Hassan, vestige inachevé du XIIe siècle, semble prolongée par la tour Mohammed VI, qui s’élève avec audace vers le ciel. Dans un fascinant jeu d’optique, la pierre ancienne et le verre moderne s’alignent, donnant l’illusion que l’histoire reprend son cours là où elle s’était interrompue.

Entre mémoire et modernité, aspirations impériales et ambitions contemporaines, ces deux édifices racontent un dialogue silencieux à travers le temps. Sur la rive du Bouregreg, entre ciel et terre, la tour Hassan veille sur son passé tandis que la tour Mohammed VI trace les lignes d’un avenir en pleine ascension.

La tour Hassan devait être le minaret d’une immense mosquée voulue par le sultan almohade Yacoub el-Mansour, un souverain dont l’ambition rivalisait avec celle des plus grands bâtisseurs du monde islamique. Inspirée par la Koutoubia de Marrakech et la Giralda de Séville, elle devait dominer la capitale impériale projetée par le sultan.

Mais la mort soudaine du sultan en 1199 stoppa net les travaux, laissant la pierre figée dans un inachèvement qui résonne comme l’écho de nombreux rêves impériaux contrariés. Au fil des siècles, Rabat se transforma, mais la tour Hassan demeura immobile, dressée face au Bouregreg, témoin silencieux d’un passé suspendu dans le temps.

Des siècles plus tard, une autre tour commence à s’élever à quelques kilomètres de là. La tour Mohammed VI, haute de 250 mètres, ambitionne de devenir la plus grande d’Afrique, un signal fort d’un Maroc qui veut conjuguer son histoire avec son futur. Sa façade de verre réfléchit le ciel et la ville en mutation, là où autrefois la pierre seule captait la lumière. Elle est le symbole d’une nouvelle ère où le pays se veut un acteur majeur de la mondialisation, embrassant l’innovation, l’économie verte et les ambitions technologiques.

Mais au-delà du symbole, la tour Mohammed VI transforme profondément l’horizon de Rabat. Jusqu’ici, la silhouette de la ville était dominée par des monuments horizontaux : la kasbah des Oudayas, les murailles almohades et la tour Hassan. Avec l’arrivée de ce gratte-ciel, un tournant architectural s’opère. Pour la première fois, Rabat adopte un modèle vertical, modifiant l’équilibre visuel de la vallée du Bouregreg. Si certains y voient un marqueur de progrès, d’autres s’interrogent : une telle tour peut-elle coexister harmonieusement avec le patrimoine historique de la capitale ? Ne risque-t-elle pas de rompre l’harmonie qui faisait de Rabat une ville où le passé et le présent cohabitaient sans heurt ?

Derrière sa stature imposante, la tour Mohammed VI est aussi un projet économique majeur. Elle ambitionne d’être un pôle financier et commercial, abritant bureaux, hôtels et espaces de conférence. Elle s’inscrit dans un plan plus vaste de réaménagement de la vallée du Bouregreg, visant à transformer Rabat, ville des lumières, en une métropole internationale. 

Et pourtant, dans un curieux jeu du destin, un détail frappe l’esprit de ceux qui observent ces deux édifices : l’un appartient au XIIe siècle, l’autre au XXIe. Comme si les chiffres 12 et 21, eux-mêmes s’étaient inversés dans le miroir du temps, reliant deux époques opposées mais curieusement liées. La tour Hassan, monument d’un rêve inachevé, trouve dans la tour Mohammed VI une réponse tardive, presque une réparation du passé par le présent.

Mais au pied de la tour Hassan, au cœur de la mosquée inachevée, les prières n’ont jamais cessé à travers les siècles. Entre les colonnes restées debout, les fidèles se rassemblent, perpétuant une ferveur immuable qui traverse le temps, comme un écho vivant d’un passé jamais tout à fait interrompu.

Chaque vendredi, une foule nombreuse se rassemble, transformant ce lieu à ciel ouvert en une mosquée vivante. Durant le mois sacré du Ramadan, l’affluence atteint son apogée, et sous la lueur des lampes et des étoiles, les voix des fidèles s’élèvent comme un écho de ces siècles d’attente. Le murmure des prières semble se mêler au vent du Bouregreg, rappelant que si les pierres peuvent rester inachevées, la foi et la détermination, elles, ne se brisent jamais.

Dans la lumière dorée du crépuscule, les deux tours se fondent en une seule silhouette, celle d’un Maroc qui, entre mémoire et modernité, continue d’écrire son histoire. Mais au-delà du jeu des formes, une question essentielle demeure : cette modernité peut-elle s’ancrer sans trahir l’héritage du passé ? La tour de verre prolonge-t-elle le rêve inachevé de celle de pierre, ou symbolise-t-elle une rupture vers une toute autre vision du Maroc ? Seul le temps, ce bâtisseur invisible, en apportera la réponse.

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