La représentation du lieu ne correspond pas nécessairement avec notre conception de cet espace. Par ailleurs, la variabilité du même espace au cinéma dépend de la subjectivité de chaque créateur. C’est ainsi que l’on peut partir de cette hypothèse pour dire qu’il y a autant de Marrakech(s) au cinéma que de subjectivités créatrices.
Encore faut-il distinguer entre le décor réel et le décor reconstruit en studio. Dans L’homme qui en savait trop, on retrouve les deux. Hitchcock fusionne ainsi le réel et l’imaginaire.
Enfin, un film, un vrai c’est-à-dire un film artistique, ne défigure-t-il pas l’aspect ordinaire de la réalité, ne nous fait-il pas voir la réalité comme pour la première fois ?
Le film
L’Homme qui en savait trop est un film américain d’Alfred Hitchcock, sorti en 1956. Le réalisateur avait déjà tourné une première version du film en 1934. Le synopsis : Le docteur Benjamin McKenna, sa femme Jo et leur fils Hank sont des touristes à Marrakech. Ils font la connaissance de Louis Bernard, qui avant d’être assassiné, révèle un secret à Benjamin : un attentat aura lieu à Londres contre une personnalité politique. Hank est alors kidnappé pour que le secret ne soit pas révélé.
Les lieux du tournage : Hitchcock filma la séquence du meurtre de Louis Bernard à Jamâa El Fna, quelques intérieurs de l’hôtel Mamounia et des transparences. Voilà tout ce que Hitchcock a tourné au Maroc. A Hollywood, ce sont des hindous qui vont remplacer les figurants marocains. Le seul rôle marocain fut joué par Abdou Chraïbi.
Marrakech, espace colonial : Il faut noter que l’espace qui nous est donné à voir dans le film est un espace colonial. En effet, le drapeau français qui flotte sur la Mamounia montre que Marrakech, dans le film, est une ville qui appartient à la France. Ce sont des français qui occupent les locaux du commissariat. Détrompons-nous ; on est en présence d’un espace que la plupart d’entre nous n’ont pas connu.
Un espace dichotomique
Ouvert / fermé :
Il y a des scènes d’intérieur : l’hôtel Mamounia, le restaurant et le commissariat. D’autres scènes se déroulent à l’extérieur : la médina, la route à destination de l’hôtel Mamounia
Les espaces intérieurs peuvent être découpés en espaces traditionnels et en espaces modernes. La Mamounia apparait comme un espace moderne ; c’est un hôtel qui n’a rien à envier aux grands hôtels occidentaux alors que le restaurant demeure un bastion de la tradition parce qu’on s’y assoie, se fait servir et mange de manière traditionnelle.
La médina quant à elle, comme espace extérieur, apparait comme un espace traditionnel mais imprégné de modernité. Celle-ci peut être symbolisée par les autocars, les grands taxis, les voitures et les bicyclettes qui y circulent. En petit nombre certes, mais ils sont présents tout de même.
Espaces riches/ espaces pauvres
Il y a deux types d’espaces dans la ville de Marrakech : des espaces riches et des espaces pauvres. Les premiers sont des espaces d’intérieur : la Mamounia et le restaurant (Dar Es Salam, un ancien palais transformé en restaurant.). Les espaces pauvres sont des espaces d’extérieur. L’espace du commissariat, espace intérieur, on le laisse en dehors de cette dichotomie. À Marrakech donc, il n’y a pas une seule identité sociale mais bien deux. Mais le vrai peuple c’est celui qui se trouve à l’extérieur parce qu’il est nombreux. Le commissaire de police affirme que sur la place Jamâa el Fna lors du crime, il y avait cinq mille personnes. On peut noter que ce peuple est silencieux. La seule fois qu’il la possibilité de prendre la parole c’est par le biais d’un conteur qui raconte une histoire.
A l’intérieur des murs/en dehors des murs
L’espace de Marrakech, tel que présenté dans le film, peut être aussi découpé en fonction des murs : un espace à l’intérieur des murs et un autre en dehors des murs même si ce découpage ne correspond pas à la réalité topographique de la ville. La médina est à l’intérieur (espace traditionnel) des murs alors que la Mamounia (espace moderne) en est à l’extérieur.
Clair/ sombre
Toutes les scènes d’extérieur sont filmées de jour. Alors que les scènes d’intérieur, à l’exception de la scène du commissariat, sont filmées de nuit.
Un Marrakech hyper codifié
Comme un lieu d’exotisme
Marrakech en tant qu’espace particulier est bien présente : le déplacement de la médina vers l’hôtel Mamounia se fait par deux fois en calèche. Les autochtones sont nettement différenciés des étrangers et ce par les vêtements. Les premiers portent tous des djellabas (et des voiles en plus pour les femmes). Les personnages officiels sont des français et c’est normal puisque le Maroc à cette époque fut colonisé par la France. L’image qu’on a de la ville, c’est une ville pour touristes. N’est-ce pas l’image qu’a gardée la ville ?
Comme un lieu d’étrangeté
L’intervention du garçon dans la scène du restaurant (il demande au docteur McKenna qui voulait se servir de ses deux mains pour manger de n’utiliser que ses deux premiers doigts et le pouce de la main droite) montre que la vie en ville nécessite l’appropriation de certaines règles qui font partie des mœurs et de la culture du pays. Marrakech apparait comme une ville qui assujettit le visiteur à se plier à un mode culinaire dominant symbolique en mangeant suivant certaines modalités. Dans l’ancienne médina on mange selon un rituel de table préétabli, un rituel on ne peut plus étrange pour le docteur McKenna.
Comme un lieu de crime
La ville apparait comme un lieu d’affrontement et de crime. Louis Bernard
est poignardé par un américain déguisé en marocain. Pour tuer les marocains poignardent alors qu’à Londres la tentative du crime se fait par revolver. Le crime est un élément étranger à la place Jamâa El Fna, lieu de spectacle par excellence d’après Hitchcock lui-même si l’on prend au sérieux ce caméo du réalisateur où il apparait regardant le spectacle des acrobates. Mais dans beaucoup de films d’HITCHCOCK (Meurtre, Les Trente- Neuf Marches, Le Grand Alibi, La Loi du silence) la scène constitue un lieu de mort. Dans L’Homme qui en savait trop, la salle de concert est le lieu où devait avoir lieu le crime. La place Jamâa El Fna n’est-elle pas aussi un lieu de divertissement, une scène ? C’est un lieu qui verra aussi l’enlèvement de Hank, le fils des McKenna.
Comme un simple décor
Marrakech n’est qu’un simple arrière-plan car l’action aurait pu se situer en n’importe quel autre espace sans que cela influe sur le récit. Marrakech apparait comme une forme vide, une forme sans contenu puisque son espace n’est pas incorporé au récit. N’oublions pas que la première version a été tournée à St Moritz, dans les montagnes suisses (même pas une ville).
La vie des gens, la vraie vie ce sont les intérieurs qui la révèlent. La caméra d’Hitchcock ne se hasarde pas à pénétrer ces intérieurs populaires pour nous en révéler la quintessence. Le choix de la médina de Marrakech se fait juste pour contextualiser la trame narrative du film. Ainsi la reconstruction du décor prend le dessus sur la communauté qui occupe cet espace populaire. Les autochtones apparaissent comme des comparses sans identité. Dans le film, il y a un seul habitant qui a droit à une identité individuelle : c’est le marocain (joué par Abdou Chraïbi) qui proteste violemment contre le petit garçon des McKenna qui a enlevé (par inadvertance) le voile de sa femme. Cependant, le mérite du film d’Hitchcock est qu’il n’occulte pas l’espace de Marrakech comme le font certains films d’Hollywood qui tournent dans des villes étrangères pour des raisons qui ont trait aux simples avantages économiques. Marrakech a dans L’homme qui en savait trop une physionomie architecturale qui saute aux yeux. Quatorze ans après si “Casablanca” de Michael Curtiz, tourné en 1942, a immortalisé la capitale économique, on peut dire que L’homme qui en savait trop d’Alfred Hitchcock a fait de même pour Marrakech.
Conclusion :
Le monde existe en fonction de quelqu’un qui le perçoit. Ainsi le moi percevant devient-il le centre du monde et celui-ci ne peut s’organiser qu’à partir de lui. Il est très difficile de voir quelqu’un qui est né à Marrakech et qui y a grandi accepter un regard critique vis-à-vis de sa ville natale. On n’accepte pas que l’autre se situe au centre du monde. Qui donc des deux a raison, l’autre ou moi ? C’est le plus fort. Dans le cas du cinéma, c’est le cinéma hollywoodien qui a produit L’homme qui en savait trop qui est le plus fort. Marrakech, qui jusqu’alors n’était pas connue cinématographiquement le deviendra grâce au film d’Hitchcock. Avons-nous un cinéma assez fort pour redorer l’image de Marrakech et imposer cette image sur les écrans mondiaux ? Je pense que l’image dominante sur Marrakech est celle véhiculée par ce film. Bien sûr il y a d’autres images mais elles sont minoritaires. Certaines villes sont victimes des caméras hollywoodiennes qui ont façonné leurs images et en ont imposé de nouvelles. De nouvelles représentations de villes étrangères ont vu le jour à cause du cinéma hollywoodien.
Le Maroc est un pays ouvert aux productions mondiales. En échange des facilités offertes pour le tournage au Maroc, on devrait exiger des facilités de distribution du film marocain à l’étranger. Encore faut-il avoir des films respectables sur Marrakech à distribuer à l’étranger. L’autre doit nous regarder tels qu’on se regarde et non pas tel qu’il nous regarde. Pour ce faire on doit produire des films. Le peu de films que nous produisons n’ont pas la chance d’être projetés à l’étranger pour montrer un regard autre que celui véhiculé par le cinéma mondial dominant.
Peut-on nous percevoir en nous basant sur notre seul propre regard ou le regard de l’autre est-il aussi incontournable pour compléter notre regard?
Boubker Hihi