Marrakech n’oublie pas !
Le festival de Marrakech rendra à l’occasion de sa 16e édition un hommage in memorium à deux regrettés disparus, le cinéaste et producteur marocain Abdellah Mesbahi et le cinéaste iranien Abbas Kiarostami.
Abdellah Mesbahi fut une personnalité originale du paysage cinématographique marocain à la fois par la nature de ses choix cinématographiques, et par le discours qu’il développait autour du cinéma. Après des études cinématographiques, Abdellah Mesbahi rejoint l’administration du secteur où il a occupé plusieurs postes dont celui de chargé de la censure. Il a été aussi directeur par intérim du Centre Cinématographique Marocain. Mais le tournant de sa carrière va avoir lieu quand il rejoint Le Caire où il est séduit par le modèle cinématographique industriel égyptien. Dès 1973, il annonce en quelque sorte la couleur avec son premier long métrage, Silence sens interdit où il donne le premier rôle à une star montante de la chanson marocaine, Abdelhadi Belkhayat, dans un récit reprenant les canons de la dramaturgie du cinéma commercial égyptien.
Abdellah Mesbahi va devenir l’un des cinéastes les plus prolifiques des années 1970 avec une double ambition : un cinéma commercial au sens des films faits pour le grand public et une ouverture à l’international. Sur le plan thématique, il n’hésite pas à aborder frontalement des sujets de l’actualité (la drogue, l’impact de la religion : Où cachez-vous le soleil ? 1977). Ou encore la guerre en Afghanistan avec Afghanistan, pourquoi ? 1984 ; Enfin Mesbahi nourrissait des ambitions transnationales en misant sur un casting international pour ses productions, n’hésitant pas à ramener au Maroc les plus grandes stars du cinéma arabe et égyptien notamment, de Nour Cherif à Souad Hosni…
Après une éclipse de quelques années, Abdellah Mesbahi a remis le pied à l’étrier avec le même programme et le même engouement en consacrant ce qui passe certainement pour son dernier film, Alkods, la porte des Marocains (2010) à la question palestinienne.
Abbas Kiarostami fut l’incarnation même du projet de tout artiste authentique conscient que l’universel est atteint à travers le local. Il est mort reconnu unanimement comme un des maîtres incontestés du cinéma iranien et comme auteur mondialement respecté. Il fut récompensé dans les plus grands festivals : Palme d’or à Cannes pour le Goût de la cerise ; Prix spécial du jury à Venise pour Le vent nous emportera…
Abbas Kiarostami aimait beaucoup le Maroc et était un grand ami du festival de Marrakech. Le festival international du film de la ville ocre lui avait rendu hommage en 2005. Il a animé par la même occasion un atelier à l’intention des jeunes cinéastes marocains. En 2009, il préside le jury de la neuvième édition. En décembre 2015, il revient à Marrakech pour parler lors d’un brillant master class, de sa conception du cinéma déclinée à travers une œuvre devenue universelle par son écriture qui mêle subtilement poésie, force et fragilité. Ce qu’il faut rappeler en effet c’est qu’Abbas Kiarostami est un artiste au sens plein du mot : poète, peintre, photographe. Beaucoup de ses films sont des adaptations littéraires de poèmes notamment. Avant de faire des films, il voulait être graphiste…. Après un passage par la publicité, il a fait des dessins animés pour les enfants. L’enfance qui va constituer la thématique fondatrice de son esthétique.
Au terme d’une riche carrière de plus de quarante films (courts, longs…) Abbas Kiarostami a forgé une identité esthétique empreinte de sa profonde culture, de son ancrage dans un riche héritage persan et de son ouverture sur le cinéma mondial. On le compare à juste raison avec Rossellini dont il est le digne successeur. Avec le père du néoréalisme, il partage en effet, cette passion de transformer un langage en art qui sonde la complexité humaine à travers un style dépouillé, mais où «chaque scène est débordante de beauté» comme le dit si bien Martin Scorsese,un autre ami de Marrakech.
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Au travers des oliviers de Abbas Kiarostami
Mystère de la vie, mystère du cinéma
Une équipe de cinéma s’installe, parmi les oliviers, dans un village du nord de l’Iran qui vient d’être dévasté par un tremblement de terre. Keshavarz, le réalisateur du film, qui s’intitule «Et la vie continue», est à la recherche de ses acteurs. Le cinéma fait rêver les enfants d’une école. Ils participeront à la production ou assisteront au tournage. Shiva, la première assistante, organise un casting. Les jeunes filles en voile s’imaginent déjà devant la caméra. Le réalisateur retient Tahereh et quelques-unes de ses amies. Hossein, un jeune maçon, est engagé comme assistant. Il remplace l’acteur amateur qui devenait bègue dès qu’il s’adresse à une femme.
Kiarostami débute son film par un casting. Puis, il montre le monde au travers d’un grand plan séquence dans la voiture. L’histoire du film commence avec le gros plan sur le visage de l’assistante.
Comment l’arrivée d’une équipe de cinéma dans un village modifie-t-elle la manière de vivre et le comportement de ses habitants ? Dernier volet d’une trilogie après « Où est la maison de mon ami? » et «Et la vie continue », « Au travers des oliviers » célèbre la puissance du cinéma, le film dans le film, le film dans la vie, la vie dans le film et la vie dans la vie. Kiarostami nous a appris à douter de tout, y compris de ses propres images. A cela, une première raison toute bête: «On croit pouvoir attraper le réel, mais on ne l’attrapera jamais», dit-il. Et une seconde, plus tordue : comme la famille de Close up, mystifiée par le faux réalisateur Makhmalbaf, on sait, désormais, qu’on n’est trompé que parce qu’on désire l’être… «Au travers des oliviers» pourrait se contenter d’être un film intelligent. Mais c’est, avant tout, un film vibrant de sensualité, drôle et chaleureux. On pense, parfois, aux Renoir, père et fils, peintre et cinéaste. Du second, Kiarostami tient le goût de la comédie humaine, l’amour des «petites gens» et ce souci de ne laisser personne sur le chemin : «Je ne crée pas, je choisis», dit Kiarostami, qui choisit, peut-être, mais n’écarte jamais. Lors de la première scène, celle, étonnante, du casting dans la campagne iranienne, il prend soin de demander son nom à chacune des filles qu’on ne reverra pas. Sauf, peut-être, dans un film ultérieur, puisque chaque silhouette est, chez lui, un premier rôle possible. Quant au peintre, c’est évidemment le dernier plan, splendide, qui l’évoque. Hossein et la jeune fille s’éloignent, disparaissent sous les oliviers et réapparaissent au loin, l’un toujours poursuivant l’autre. L’œil fixe ces deux personnages jusqu’au vertige, jusqu’à s’apercevoir qu’il n’identifie plus que deux taches en mouvement, deux touches de couleur abstraites. Que se passe-t-il à cet instant ? Mystère de la vie, et de l’art.
Salle des ambassadeurs (Palais des congrès), samedi 3 décembre, 16h et dimanche 4 décembre à 11h documentaire sur Abbas Kiarostami.
Mohamed Bakrim