De la mollesse de la Banque de Suède dans l’octroi du Nobel d’économie

viennent s’ajouter à une série qui a émaillé l’histoire courte de ce prix. Car faut-il le rappeler, le Nobel d’économie ne fait pas partie de la liste originale des prix arrêtés par Alfred Nobel. Il a été ajouté en 1969 par la Banque centrale de Suède à l’occasion de son 300e anniversaire. Et, depuis, ce prix est accordé en mémoire à Alfred Nobel.
Au cours de sa courte histoire ce prix a suscité plusieurs controverses, ce qui a amené l’un des lauréats, le prestigieux Gunnar Myrdal, à demander à abolir ce prix qui est accordé à des réactionnaires et notamment le très néo-libéral Friedrich Von Hayek qui était son co-lauréat en 1974. Ainsi d’autres lauréats ont également suscité beaucoup d’interrogations, notamment ceux de 1997, Robert Merton et Myron Scholes, pour leurs travaux «fondateurs» sur les mathématiques financières. Or, quelques mois plus tard, le fonds LTCM, dont nos deux illustres économistes étaient les gourous, a fait une faillite retentissante aux Etats-Unis qui a failli emporter avec elle tout le système financier américain. D’autres critiquent la tendance du Comité à donner la part belle aux courants orthodoxes et néo-libéraux avec l’université de Chicago, le fief de Milton Friedman le nec plus ultra en libéralisme, qui a pu bon an mal an cueillir dix prix.
Le prix de cette année va rajouter de l’huile sur le feu et permettre à la polémique de repartir de plus belle. La raison ? Les travaux des trois lauréats sont divergents pour ne pas dire opposés. Certes, les trois économistes sont récompensés pour leurs travaux sur les marchés financiers. Le Comité Nobel indique d’ailleurs que les travaux de ces auteurs se retrouvent sur l’idée que s’il est difficile de déterminer les prix des actifs mobiliers ou immobiliers à court terme, il est possible de le prédire sur des horizons plus longs allant de trois à cinq ans. Cependant, cette convergence «formelle» cache des divergences radicales et des perspectives totalement différentes entre ceux qui défendent le pouvoir d’auto-régulation des marchés et celui qui n’a cessé de contester depuis quelques années la capacité des marchés à assurer la stabilité de l’ordre marchand.
Commençons d’abord par les économistes de Chicago. Lars Peter Hansen est certainement le moins connu des trois et le prix a consacré ses travaux et ses méthodes statistiques pour parvenir à la fixation des prix des actifs. Mais, le plus connu des défenseurs de l’église néo-libérale en économie est certainement Eugène Fama. Un illustre théoricien doublé d’un idéologue sans concessions. Au niveau théorique, Eugène Fama a été l’auteur de la théorie de l’efficience des marchés. Selon Fama les marchés n’ont aucunement besoin d’être régulé et tendent vers un équilibre stable que toute intervention externe, notamment celle de l’Etat, ne peut rompre sans le conduire vers le chaos. Pour ce dernier des mohicans de l’orthodoxie financière, les investisseurs disposent de toute l’information nécessaire et agissent en toute rationalité pour trouver les prix d’équilibre sur les marchés.
Plus qu’une théorie, l’efficience des marchés a été au cœur de l’action et des choix de politique économique, particulièrement dans les pays développés. En effet, elle a justifié les réformes introduites dans la plupart des pays au milieu des années 1990 et qui ont été à l’origine d’une grande libéralisation des marchés financiers. Ces réformes ont emporté tous les sauvegardes mis en place depuis la crise des années 1930 pour faire face à l’exubérance des marchés. Du coup, la finance heureuse est devenue le nouvel horizon d’un capitalisme qui a perdu tous ses repères et qui a cherché sur les marchés financiers ses nouvelles sources d’enchantement. Point d’inquiétude avait prédit, Eugene Fama, le gourou du néo-libéralisme triomphant des années 1990, le marché veille sur l’ordre naturel du monde !
Or, la grande crise financière globale est passée par là et elle a mis fin à cette utopie post-moderne de la finance heureuse. Après ces années de folie financière, la régulation est à l’ordre du jour. Les grands pays et les institutions internationales ont travaillé de concert pour faire face au désordre financier global et imposer de nouvelles normes à la finance et la mettre surtout au service du développement et de la croissance et non celui de la spéculation. Il s’agit d’une grande rupture par rapport à la croyance collective qui régnait dans les années 1990 et au début du siècle qui a fait du marché et de la finance les piliers de la réflexion et de l’action économiques. Désormais, la crise a vaincu les héritiers de Friedman et a été à l’origine du retour des héritiers du maître de Cambridge, John Maynard Keynes, de l’Etat et l’impérieuse nécessité de régulation de l’ordre marchand.   
Cette rupture a-t-elle converti le prophète de la finance heureuse, Eugene Fama, à plus de pragmatisme et à se séparer de sa vision idéologique du monde ? Pas le moins du monde, et la crise n’a fait que renforcer la posture idéologique de notre illustre théoricien et de sa croyance dans un ordre naturel régulé par la main invisible du marché. D’ailleurs, il ne cesse de répéter sa confiance en une théologie qu’il a contribué à construire avec ses illustres prédécesseurs comme Hayek ou Friedman. Mais ce qui le révolte le plus ce sont, l’a-t-il dit au reporter du New Yorker, les renégats et tous ceux qui ont déserté une religion qui nous promettait un monde d’enchantement et d’envoutement. Ainsi, a-t-il expliqué, il a arrêté de lire The Economist, pourtant grand défenseur de l’ordre néo-libéral s’il en est et qui depuis la grande crise s’est converti à plus de pragmatisme !   
Le troisième lauréat du prix Nobel, Robert Shiller, n’a rien en commun avec le prophète de l’ordre marchand et ses travaux n’ont cessé d’attirer l’attention sur les dangers de cette croyance. A Yale, où il enseigne l’économie, cet économiste a développé la théorie comportementale qui explique les comportements mimétiques des agents économiques particulièrement dans les périodes d’inquiétude. Robert Shiller a été un des premiers à prédire les bulles spéculatives de l’internet en 2000 et des subprimes. Depuis l’éclatement de la crise, les travaux de Schiller sont de plus en plus utilisés et justifient les nouvelles régulations pour faire face à l’euphorie des agents et à l’exubérance des marchés.  
Les parcours des trois économistes et leurs optiques divergentes sont à l’origine de l’étonnement et de la surprise de la décision du Comité Nobel de les honorer. Une décision que beaucoup expliquent par la mollesse du Comité Nobel. Un étonnement d’autant plus important que Rober Schiller avait confié il y a quelques années à un journaliste que «l’efficience des marchés est l’une des erreurs les plus dramatiques dans l’histoire de l’économie».

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