Par: M’barek Housni
Ce ne fut guère d’une évidence claire à l’époque. Les années trente du siècle dernier où les folies se sont déchaînées, après les cruautés insupportables d’une première guère qui a brûlé tous les espoirs en l’homme. Il fallait vivre, vite et en beauté.
De préférence dans la création. J’ai mesuré toute l’ampleur d’un tel constat en flânant, le regard subjugué, dans l’œuvre de Dora Maar, née Markovitch, croate du côté père, que Paris a rendu célèbre en lui offrant une âme d’artiste. Elle l’avait en s’y épanouissant, c’est certain, mais seule cette cité lumineuse pouvait le faire valoir. Car elle contenait tout ce qui comptait de grand, de talentueux, de révolutionnaire, en art et en écriture. Elle va tous les côtoyer, de près. C’est-à-dire en créant comme eux, avec eux, mais à part, même lorsqu’elle collaborait avec certains. La marque particulière est indélébile comme une montagne culminant au milieu d’un paysage.
J’en ai pris conscience lors de l’exposition que lui consacre le centre Beaubourg à Paris, ces jours-ci. J’avais dans la tête les péripéties de ses liaisons avec Picasso. Ce pluriel est employé à dessein. Pour lui, elle était modèle d’abord. Nul étonnement, elle était belle, mais d’une beauté énigmatique et suggestive. Poser donne de la dimension à l’œuvre. Entre deux séances photos.
Car Dora est une artiste photographe, car elle l’a beaucoup capté en images, portraits et poses sur la plage, dans un climat bon enfant, et aussi dans l’atelier. On en sort imprégné par ce temps vif, bruni, collant, communiqué par la durée conférée à un petit album photos en miniature ou presque. Ce sont-là des marques passion/travail, et Picasso ne s’embarrassera pas, dans un deuxième temps, pour la solliciter afin qu’elle lui apprenne des procédés photo à fonctionnaliser sur une toile. Pour la solliciter pour se documenter pour son œuvre majeure qu’est Guernica.
Lui, il l’a peinte dans ce tableau célèbre qui porte son nom : un portrait composé tout en géométrie fort coloré, un chapeau à fleurs sur la tête. Elle fera de même, le peint à son tour, en couleur, rond et façonné par le sentiment plus que par le pinceau. N’est-ce pas là un dialogue par œuvres interposées. On sent l’art de la transgression de l’instant d’amour et ses tracas possibles, son bonheur éphémère, relégué pour l’éternité via l’œuvre immortelle que j’ai admiré.
Or Dora, en suivant mon périple, l’œil accroché aux murs chargés de ses créations, me paraît d’une indépendance extraordinaire. Photographe de mode pour les magazines des années trente, elle «volait» les sourires aux visages, mais aussi aux corps de femmes. Femme devant des femmes, le résultat est d’une neutralité certes quelque peu dérangeante, habitués que nous sommes à ne voir ses femmes qu’à travers le zoom masculin, mais nous enseignant que saisir la beauté féminine c’est saisir tout simplement la beauté. À condition d’avoir assez de sensibilité dans le regard et dans la main.
Et Dora la possédait, lui était attachée, une seconde nature, oserais-je dire. Pour preuves, la première, les photos qui immortalisent Paul Eluard, Nunsh Eluard, André Breton, Giacometti… c’est-a-dire les poètes, et surtout les poètes surréalistes. Elle sera de l’aventure des explorateurs des rêves, de l’inconscient, de la mémoire. Elle apportera ses innovations techniques dans le domaine de la photo qui n’a jamais était un produit statique, mais porte ouverte vers justement tout ce qui suscite l’énigmatique en l’homme et en son existence. Des photos composées, un travail de prospection à la matière captée, perte volontaire de logique, de géométrie, de perspective, voilà son atout et qui a fait le bonheur des surréalistes.
Mais Dora n’appartient à personne ni à aucun courant. La voilà, dans une autre salle, qui fait du reportage militant, toujours en ces années d’avant la guerre. À Barcelone et à Londres. Elle donne à voir la misère d’un monde qui va péricliter, des photos/vérités où l’humain l’emporte sur la simple dénonciation d’une réalité, tant l’exécution des photos obéit au désir de saisir ce qui est digne dans les postures, même les plus tristes.
Artiste photographe elle était, elle ne restera pas longtemps confiné entre la chambre noire et les prises un partout, ailleurs comme en elle-même.. Alors, elle va peindre. Dimension autre d’un talent multiple. Normal à force d’être au milieu des peintres et des poètes. Ses carnets de croquis exposés le montrent bien : le trait noir sûr, l’échafaudage des tableaux à venir. Paysages tout d’abord, d’une sobriété saisissante, dans les tons automnaux. Puis des natures mortes : son intimité proche. Le lit de sa chambre à coucher, un verre, un bocal, affaires de toilettes, l’objet personnel subjectivisé.
Donner à l’inertie de ce qui là, à la portée de la main, une existence. Puis, il y a tous ces tableaux abstraits où les couleurs plutôt ombrées sont célébrées à l’intérieur d’une géométrie de formes qui dénote une fougue révélatrice d’un don digne des grands artistes. Et elle était grande par l’émotion que dégage son travail, qu’on sent comme des mouvements de communion avec le monde. Ce monde qu’elle va abandonner dans son côté de lieu de création pour se consacrer à la vie minimum: vivre tout simplement, pendant de longues années, loin du tumulte du temps.
Néanmoins elle va continuer à créer en secret, comme pour elle-même, sans souci d’autrui, comme si la gloire est derrière elle. Pourtant, elle a entamé un travail de grande innovation : travailler à même la matière photo, la rendre matière d’investigation plastique. Elle en avait marre d’être considérée comme photographe du surréalisme.
Elle était une artiste. Au même pied d’égalité que les autres artistes qui l’ont côtoyée, elle.