Approche globalisante

A propos de l’œuvre de Moha Souag

Par Mohamed Agoujil

Le suivi des publications de Moha Souag, pendant des années, nous a mis devant une œuvre qui a su tracer son propre itinéraire. C’est une écriture qui a mûri au petit feu d’une expérience longue et riche, appuyée sur une grande volonté de défier les obstacles, et sur des efforts de recherche soutenus depuis plus de 40 ans. À présent, il serait très intéressant de la lire dans sa globalité pour déceler, dans la mesure du possible, les secrets de son évolution.

À notre avis, le parcours de notre romancier  peut être reparti en trois étapes.

_Étape de la nouvelle, ou le récit réaliste à dimension anthropologique.

 _Étape du roman ou le récit réaliste à dimension sociale

 _Étape de la fiction ou le récit réaliste à dimension intellectuelle.

Dans ce qui suit nous essayerons de délimiter les caractéristiques de chaque étape en nous appuyant sur des exemples d’œuvres qui illustrent chacune.

1) L’étape de la nouvelle ou (le récit à dimension anthropologique)

Malgré les contraintes du contexte socio politique des années 70 et les aléas de la marginalisation, Moha Souag avait osé percer le silence et contribuer à faire connaître la région au niveau de ses atouts, ses manques, et sa culture. Ses nouvelles décortiquent les détails de la vie des gens et permettent ainsi à la vérité sociale d’émerger du fond de la banalité du quotidien. Les personnages, en général, confrontés à leur réalité sociale et aux aléas de la politique et de la nature, déploient des efforts indéniables pour faire leur vie avec la ténacité qui leur est connue. Et si le thème de la femme est le plus récurent dans les nouvelles de Moha Souag, c’est parce que  la condition de celle-ci, dans ces milieux, recèle et résume  toutes les peines matérielles et morales que la géographie et l’histoire ont imposées à cette catégorie sociale et par métaphore à cette région, en marge du Maroc d’après l’indépendance.

Il y est donc question de  la critique des  paradoxes sociaux et des mentalités dans un humour noir garni d’anecdotes et de jeux de mots d’où jaillit un ton de dénonciation et, en filigrane, des interrogations sur le devenir d’une société marginalisée et appauvrie. « L’année de la chienne » et « les joueurs » qui traitent des thèmes tels que la drogue, la prostitution, le viol, l’exode rural, le conflit des générations, illustrent bien le réalisme poignant de ces nouvelles.

Pour comprendre cela, Il suffit de consulter le titre « l’Année de la chienne» où la métaphore est très expressive, et la première page de couverture de « les joueurs » où la femme est présentée comme victime et du pouvoir et  de l’argent, dans un faux jeu de cartes ; un jeu qui n’en est pas un, autrement dit, une vie qui nous met devant le désarroi, et l’absurde.

Ainsi Moha Souag a pris appui sur la réalité de ces gens pour les faire parler et non parler à leur place comme serait le cas dans une écriture idéologique.

Par la nouvelle et par les articles journalistiques, Moha Souag a contribué à faire connaitre la région dans ses aspects anthropologiques et dans ses combats contre la marginalisation et les aléas de la nature.

Pour aborder les deux autres étapes qui concernent le roman, nous retiendrons, pour homogénéisation des centres de réflexions, les œuvres où le thème de la femme est dominant

 2) Le roman réaliste ou le récit à dimension sociale.

Dans les premiers romans de Moha Souag, le réalisme est toujours de mise, comme dans les nouvelles mais avec une dimension sociale assez large. Autrement dit, les personnages sont traités non seulement dans leur dimension individuelle, dans le cadre d’une communauté restreinte qu’est la famille, le groupe d’amis, ou même le village, mais dans un réseau de relations enchevêtrées, et complexes dont la gestion fait intervenir d’autres paramètres, au-delà de ce qui est individuel ou même communautaire.  Pour élucider ce point de vue, nous nous appuierons, cette fois ci sur deux romans ; « les années U » et « la femme du soldat ».

D’abord, signalons que les évènements relatés dans ces deux romans se déroulent au sud-est qui est aussi le point de départ des aventures racontées et l’origine des personnages. Sur ce point on est encore fidèle aux ingrédients qui composent la nouvelle.

 Seulement dans chacun des deux romans, à la différence des nouvelles,  la femme y est sujette à des fluctuations sociales que lui impose sa condition de femme non comme individu qui évolue dans un espace restreint mais comme citoyenne, membre d’une société en mutation.

« La femme du soldat » traite, en effet, le thème de la guerre mais du point de vue de ses incidences sociales et par là sur la vie d’un couple, et sur la femme en particulier. En effet, Karima, en l’absence de son mari, est exposée  à des situations conflictuelles avec ses beaux-parents, et devant des responsabilités de femme de foyer. Elle mène la même guerre que son mari, mais sur plusieurs autres fronts car elle lui  fallait assurer la cohésion à l’intérieur de son couple malgré tous les défis à relever et négocier ses relations avec le monde extérieur pleines d’hyènes et de chacals qui la menacent. On est en ville, à ksar- es-souk des années 80, ce qui a aggravé la situation de Karima devenue par conséquent, victime de pas mal d’injustices, de chantage, de pression et d’exploitation. Un labyrinthe existentiel atroce.

Il en est de même pour « les années U » où Jamila Zine, originaire d’une localité perdue dans le désert, est victime de son rêve d’échapper, par les études, à son mauvais sort, il tombe dans un autre désert où son honneur et sa dignité sont atteints d’abus de pouvoir ou d’autorité ; et ce en raison de la mentalité hautaine des petits fonctionnaires de l’état fraîchement recrutés dans des postes de responsabilité, dans une petite ville en transformation.

Karima et Jamila sont donc, victimes d’un parcours où l’on ne fait que fuir quelque chose, mais où l’on finit par tomber sur la nécessité d’une autre évasion. Un parcours absurde.

3) La fiction ou le récit à dimension intellectuelle.

Dans un troisième niveau le récit est inféodé à développer une réflexion, et à soulever de grandes questions non seulement à décrire des situations où à critiquer des comportements, ou des mentalités.  « « Nos plus beaux jours », « la semaine où j’ai aimé ». « Mon ex a appelé » Illustrent parfaitement ce tournant décisif dans l’écriture de Moha Souag.

1-«Nos plus beaux jours»

 Prix Atlas en 2014, on y retrouve le thème de la femme non seulement en tant qu’être social qui milite pour se faire une place dans la société et améliorer sa condition de vie mais aussi comme artiste, ou intellectuelle qui réclame la liberté de s’exprimer par l’intermédiaire de l’art dans une société masculine et conservatrice. Ce roman, dont les actions se déroulent pour la première fois en dehors du sud-est, et dans un compartiment de train, lors d’un voyage Rabt- Marrakech est construit sur deux strates, deux couches si l’on ose dire : le récit du voyage, et le récit de l’art dans son combat contre la marginalisation et l’exclusion. C’est donc poser la question de la femme en tant que citoyenne, qui réclame la place qui lui revient dans la société. L’architecture textuelle et narrative de ce roman facilite au lecteur la mise en rapport des différentes scènes rapportées et lui permet d’adhérer à la logique du récit et d’appréhender son authenticité.

2-  «Mon ex a appelé», est un texte que je considère personnellement comme étant le récit d’une rencontre qui n’en est pas une. Ma lecture et mes relectures m’ont donné l’impression que Hakim et Sophie ne se sont jamais aimés ni même rencontrés  culturellement. Comment expliquer cela ?

 Hakim et Sophie grâce à Facebook, se sont retrouvés à près 30 ans de séparation et se donnent rendez-vous à Marrakech. Cette ville que Sophie dédaigne, est symboliquement le lieu du conflit sentimental et culturel qui oppose Hakim à sa femme. En route pour la rejoindre Hakim revit son passé d’amoureux et de conjoint et se demande à chaque fois s’il y a une raison tangible pour la revoir. Les mains au volant et l’esprit ailleurs, dans les nuages… Des nuages que Sophie avait laissés plantés au milieu de son ciel depuis qu’elle l’avait quitté sur un coup de tête… Des nuages immuables, consistants et secs.

 A l’hôtel Sophie et Hakim n’avaient parlé durant toute la nuit que du passé. Le moment présent leur échappe. Le futur aussi ; Hakim n’attendait que les premières lueurs du jour pour revenir à Rabat et Sophie ne pourrait que préparer une autre aventure dont on ne saura plus rien.

 Si au début du roman Hakim, racontait Moha Souag, » regardait Sophie et Sophie regardait ailleurs. » A la fin, si Hakim désirait repartir à Rabat, Sophie désirait qu’il reste. Hakim fuyait Sophie et Sophie poursuivait Hakim.  Jamais côte à côte. Ils font la queue, et tous ils cherchent à passer en premier. Une situation toute à fait opposée à celle du départ. Une situation absurde, surtout lorsque l’on sait qu’ils prétendaient s’aimer. Ce texte captivant et par le thème et par la technique narrative est construit sur trois strates.

A) le récit de la rencontre. Une rencontre qui n’en est pas une.

B) le récit de deux cultures :

– Possibilité ou impossibilité du dialogue des cultures. Et cela fait penser à Mouloud Maamri, l’auteur d’AGAR.

–  Le rapport du colon / colonisé (la magouille des pères ; celui de Sophie et celui de Hakim)

–  le rapport Marocain/ français. (sophie n’aime pas Marrakech donc le Maroc)-

– Le rapport oppresseur// opprimé (la scène des vêtements du beau-père, le militantisme, le racisme)

– le Rapport de l’amour avec la liberté.

C) le récit d’une génération : Hakim est un marocain qui a évolué dans une famille dont le père dirigeait un syndicat des travailleurs et techniciens du spectacle au studio Atlas. Il s’est enrichi sur le dos des démunis en connivence avec les colons. Hakim a étudié dans les écoles françaises et en France. Il a grandi dans la magouille. L’amour dont il parle est celui des romans et de la poésie. C’est le prototype de la bourgeoisie compradore née avant l’avènement de l’indépendance du pays. Il appartient à une catégorie sociale corrompue et malveillante. Il a succédé à son père et continue les mêmes pratiques de tricherie et de déconsidération pour les autres.

Conclusion : L’œuvre de Moha Souag est le fruit d’un effort soutenu pendant plus de quarante ans. Elle a fait parler le désert du sud est marocain auquel la marginalisation, la situation géographique et les aléas de la nature ont imposé le silence. Ainsi, et a l’instar des grandes écrivains, les nouvelles et romans de notre romancier sont des œuvres de réflexions qui méritent d’être au programme scolaire pour l’enseignement d’une littérature fidèle à ses origines et attachée aux problèmes de son temps. Pour clore cette intervention, nous préférons citer Moha Souag sur le rôle de l’intellectuel et qui résume tout son travail «Ce que l’on attend d’un intellectuel, c’est une réflexion originale sinon nouvelle ou différente de ce que pense le commun des mortels, la précision d’un concept, la remise en question d’une position philosophique, politique ou économique, la création d’une nouvelle vision de la société, de nouvelles ouvertures sur l’avenir de la société. L’information est actuellement pléthorique et à la portée de tous, c’est son interprétation et le choix qui posent problème. », a-t-il confié au journal libération.

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