Boulevard du crépuscule

Où va la production cinématographique marocaine ?… La 18e édition du Festival National du film a été une occasion susurrant des éléments de réponse à cette question devenue incontournable depuis quelques années… Avec un constat peu glorieux de cette édition, surtout pour les longs métrages, Il est désormais impératif d’ajouter à l’axiome « la qualité vient avec la quantité », les conditions de sa réalisation. Sans cela la décrépitude continuerait inlassablement sur sa voie pour aboutir à un cinéma national qui serait une antichambre ou une extension de notre production télévisuelle doublement dramatique …

Des anciens…

La trivialité cinématographique augurée en 1998 par «Mabrouk» et relancée en 2002 par «Le pote», semble s’installer dans la durée. Une trivialité d’abord délibérément choisie par les acteurs ayant joué les personnages principaux des deux films précités,poursuivie par d’autres se targuant de plus en plus des chiffres qu’ils atteignent au pauvre box-office marocain…et dorénavant par des réalisateurs qui comptaient dans la filmographie nationale.  Le cas de «La main de Fadma» en est l’illustration la plus cinglante. Avec insouciance, l’auteur de ce médiocre téléfilm, y raconte des sketches pastiches sans cohésion artistique composant avec une Fadila Benmoussa et un Eko à l’état brut en les mettant dans des situations où le burlesque verbal devient l’unique moteur du récit… quant au discours du film, il est d’une ostensible naïveté mercantile… Traiter de sérieux sujets humains de la sorte et servir un magique happy-end résolvant des problèmes structurels des Français et des Marocains est pour le moins déconcertant… Pour éviter tout anachronisme dans la considération de l’œuvre de réalisateur, jusque-là préservée, il serait plus cohérent de considérer cette déroute «Maânounienne» comme l’apanage de la tentation d’un cinéma facile à griffonner et facile à financer… La comédie sociale n’est pas forcément synonyme de platitude… les cinémas français, anglais, italien et même égyptien, nous l’ont démontré depuis très longtemps.

Hamid Bennani, cet autre « référence » du cinéma national a magistralement confirmé une deuxième fois son incapacité à créer quelque chose qui vaille… Le comble est que croyant bien faire, il a maladroitement pris tout son temps pour présenter de façon joviale, sa grande équipe technico-artistique au public…« Nuits ardentes » est un autre bide du cinéma national. Personnages gratuits ou sans épaisseur, évolution dramatique des situations sans le vraisemblable requis dans la progression, des conflits secondaires abandonnés en cours de chemin et surtout un discours mitigé. Entre l’autoritarisme traditionnel et patriarcal d’une part et le besoin d’épanouissement des jeunes, d’autre part, le film flirte avec l’idée d’un aspect sensuel et pervers que constituerait la musique. Quant à la forte présence des militaires dans le récit, il faudrait se lancer périlleusement dans une approche surréaliste ou psychanalytique pour appréhender une quelconque lecture.

Et les jeunes… ?

La complexité de la déception tient également au fait que même des réalisateurs plus jeunes sont passés inaperçus s’ils n’ont pas dégoûté. Il y a d’abord Mohamed Achaour qui avec «Lhajjates» a fait un film comique assez bien ficelé mais sans ambitions artistiques, se contentant  d’un film «passable» au cinéma comme à la télévision…Ahed Bensouda, quant à lui, il a osé faire  le chemin inverse par rapport à Achaour en allant d’un film large public, «Derrière les portes fermées», à un film intellectuel «A la recherche du pouvoir perdu», où son sujet se focalise sur la sclérose cérébro-sentimentale des hommes du pouvoir au moment de leur décadence… Là aussi, il y a un revers. Trop lent/long, trop linéaire, sans conflits secondaires pouvant nourrir et servir la trame centrale et plein de redondances dans l’usage des accessoires et costumes… Une lenteur plus pesante est ressentie dans le récit de «Ipérita», où Mohamed Bouzaggou, scénariste et réalisateur du film, suit une narration empruntant deux axes parallèles : celui de l’enquête d’un étudiant sur les préjudices de l’usage d’un gaz interdit lors de la guerre du rif et celui relatif aux magouilles intéressées des agents de l’autorité locale.  Si le schéma de la narration y est classique, la mise en scène du film est loin d’être professionnelle. Des personnages peu convaincants et souvent  présentés comme de piètres clichés…Un autre jeune qui semblait voué au cinéma d’action de bonne facture avec son premier film «L’fardi», nous revient cette fois avec un road-movie du nom de « Hayat »…  Des voyageurs marocains retournant d’Europe se retrouvent ensemble à Tanger pour prendre un bus et poursuivre leur voyage vers Agadir. Partant d’un échantillonnage socio-culturel assez précis, Raôuf Sebbahi et ses co-auteurs avaient l’occasion d’aller vers la métaphore sociale, mais malheureusement ils n’ont pas pris convenablement cette option et se sont contentés de conflits superficiels. Les personnages échantillonnés n’ont pas été suffisamment exploités dans l’écriture dramatique du film… On y voit un étrange médecin fortement présent dans les plans et cadrages du film et qui n’agira finalement que pour aider à un accouchement dans le bus ; un intellectuel et poète qui s’opposait aux dictats d’un personnage islamiste qui n’a pas la constance requise dans certaines situations… un homme souffrant d’énurésie qui ne figure dans le bus que pour ressasser l’anecdote de l’éternel pisseur guettant les arrêts du véhicule ; une fétichiste caricature d’islamiste… certaines histoires personnelles y sont restées sans suite…. Sans conflit central, le film se contente de légères tensions culturelles entre les voyageurs… Aucune épaisseur sociologique ou politique ne vient approfondir le soubassement de de l’action filmée…Les intériorités filmées et insérées au montage du film n’ajoutent rien d’important au développement du récit… Avec son premier long métrage «Le milliard», Mohamed El Meftahi ne s’est pas cassé la tête et a choisi la facilité. Un bizarre personnage vivotant à côté d’un douar qui aurait bénéficié d’une importante somme d’argent de la part d’un organisme international, ce qui va changer les rapports que les gens du village entretenaient avec lui… Du déjà vu, sans nouveauté, avec trop de légèretés… le film reste décevant.

L’autre inquiétante tendance qui se confirme année après année dans la production nationale est celle de l’attrait que constitue la facilité de financement des films commandités par l’Etat… L’art s’il n’est pas profondément viscéral, il tend vers le dogmatisme exécré par l’art lui-même. La présentation du soi-disant documentaire « Les miracles d’un serment » avant sa projection a connu un événement pour le moins hallucinant… Une femme sortie tout droit des placards des régimes totalitaires et n’ayant pas de rapport avec l’élaboration du film est montée sur scène vociférer son texte lourdement galvaniseur écrit à l’avance. Une fâcheuse intrusion qui aurait même réveillé les cauchemars des séquestrés de Tindouf, montés sur scène au préalable…

Le film s’il est intéressant par la force des témoignages de première main qu’il présente, il ne dépasserait pas les frontières nationales et resterait comme un document pour la mémoire … Sans un regard original et sans enjeu artistique les combats patriotiques restent pour la consommation locale … « Le voyage de Khadija » est le deuxième documentaire ou plutôt docufiction dans la compétition de cette année… Futile et trop bavard essayant superficiellement de mettre une culture face à ses paradoxes, le film Tarik El Idrissi y suit Khadija El Mourabit pendant son voyage dans la région natale de ses parents près de Nador et filme avec beaucoup de mise en scène des rencontres arrangées.

Le cinéma de la mémoire est aussi un objectif, semble-t-il, du film «Addour»… Une reconstitution imaginaire d’une histoire de résistance marocaine face à l’administration et à l’armée française durant les années trente… Là aussi rien à retenir. Les efforts de reconstitution des décors, des costumes, des accessoires… n’ont de valeur qu’à travers la qualité du récit et qui les rendrait visibles… Le récitdu film s’est plus consacréaux actes de bravoure et de traitrise. Tous les personnages, y compris Zaid Ouhmad sont restés lointains jusqu’à la fin du film. Il n’y a pas suffisamment de place pour «l’être» des personnages…

Deux récits de cette 18ème édition ont cependant attiré l’attention sans convaincre. « Nouhe ne sait pas nager » de Rachid et Ouali abordant l’inceste, a osé traiter d’un sujet d’un non-dit de notre société… Mais la construction dramatique s’est dispersée dans des séquences de personnages  et situations sans importance… l’envie d’aller vers le  « suspens » de la poursuite de Nouhe, son fils Othello et Joumana, a pris le pas sur le meilleur du récit… Le film « Le clair obscur » de Khaoula Benomar s’est révélé intéressant par sa cohésion et par son évolution, même si certains déséquilibres dramatiques s’y sont installés. Le principal conflit étant intérieur cher Mounir, « héros » du film, l’opposant convoitant son amie pourrait être de trop puisqu’il n’influence nullement l’évolution de la tension principale qui est d’abord psychologique… A la gratuité de ce personnage s’ajoute le surnombre d’adjuvants sans intrigues secondaires :l’amie de Mounir qui ne rencontre aucun obstacle personnel ou familial pour le sortir de son repli intérieur ; son ami et colocataire de chambre d’étudiant prenant « paternellement » soin de lui et le professeur de l’art dramatique apportant avec virtuosité la potion magique à Mounir pour l’aider à accomplir son rêve…

De quelques exceptions

A côté de ce goût d’amertume et d’inachevé, la18e édition a aussi permis de voir de rares beaux films avec de forts enjeux artistiques. Hicham Lasri et Hakim Belabbes qui n’ont fait que confirmer leur style et leur talent et AdilAzzab un vrai outsider. Dans «Headbanglullaby», Lasri continue à réexaminer les rapports de l’Etat aux citoyens durant les années quatre-vingt tout en libérant son imaginaire des détails historicistes… En campant un pont aux escaliers bizarrement tordus, et en s’ouvrant sur les méandres de bidonvilles avoisinants, Lasri a déjà choisi le fort enjeu artistique de composer avec l’espace filmique comme espace suggestif… Une autre réussite du film, mais par la dernière, réside dans la construction des personnages du policier etde l’agent des forces auxiliaires,… personnages originaux et bien servis par  Aziz Hattab et Adil Abatourab… Le hors-champ diégétique présent à travers la radio, les téléphones et l’attente officielle du passage du roi … contribue fortement à la création de cette atmosphère pestiférée de l’époque…Belabbes, lui aussi fidèle à son style et ses valeurs artistiques, nous sort de son univers réaliste «Pluie de sueurs », une fiction d’un réalisme impressionnant… Dans une construction sobre centrée sur trois personnages, Belabbes, comme son personnage d’ailleurs, « creuse » imperturbablement dans son imaginaire pour développer la description de situations dramatiques transpirant une interminable souffrance d’hommes et de femmes restés inconsolables maisfiers de se battre contre l’infécondité environnante… Adil Azzab, bien qu’aidé par Andréa Pellizzer et Magda Rezene dans l’écriture, la photo et le montage, a fait un film à part. «Mynameis Adil» (Baladi hiya baladi), est un biopic sincère et réaliste jouant sur un titre en arabe qui donne à réfléchir… La direction d’acteurs non professionnels, le montage non linéaire, la photographie y sont autant d’élément qui ont servi un regard artistiquement flegmatique sur une réalité pas loin de celle de Belabbes.

La télévision dans sa splendeur s’est souvent nourrie du cinéma… Feuilletons, séries, téléfilms, spots publicitaires se servent sans gêne des références cinématographiques… Le cinéma a cette liberté et cet avantage de se mettre en face d’enjeux artistiques d’où son avance sur la télévision qui reste dans la logique de la consommation et donc de la rapidité… Au Maroc nous nous accoutumons « régressivement » à une production nationale qui va dans le sens contraire… C’est une télévision sous développée qui contamine le cinéma. Les voix s’élevant pour l’instauration des restrictions, tombent dans le piège du conflit d’intérêt.Oui, les dernières éditions nous ont montré que même les plus diplômés, les plus anciens et même ceux qui enseignent le cinéma, ont fait de mauvais films… Agir pour réduire la quantité des films ne garantit nullement l’élévation du niveau de création cinématographique… S’il y a un effort à faire c’est d’abord veiller à la révision des modalités du soutien de l’Etat à la production du cinéma national et deuxièmement s’atteler à la refonte du concept du festival National du Film, présélection y comprise… autrement nous continuerons notre chemin dans le boulevard du crépuscule.

DamirYaqouti

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