Arrêt sur image
Par Driss Makkoudi
En cette saison de l’huile d’olive, une douce nostalgie m’envahit. Elle n’a rien de brutal ni de mélancolique ; c’est une présence discrète, une ivresse silencieuse qui s’insinue dans l’âme sans crier gare. Un simple filet d’huile vierge, goûté à sa sortie de l’atelier artisanal, suffit à réveiller des souvenirs enfouis, à convoquer des visages, des odeurs, des fragments du passé.
Deux noms me reviennent alors en mémoire : Olivier Duchan et Zitouni El Kebir. Deux hommes, deux cultures, mais un même lien presque sacré avec l’olivier et son huile. Pourquoi eux, en cet instant précis ? Je l’ignore. Mais à leur évocation, une réminiscence me submerge : une senteur d’enfance, fugace et persistante, celle des pressoirs du douar, du bois patiné par le temps, des olives fraîchement écrasées exhalant leur essence.
La nostalgie ne s’impose jamais avec fracas. Contrairement aux émotions vives qui embrasent le cœur, elle est une flamme douce, constante, insidieuse. Elle surgit d’un détail anodin – une odeur oubliée, un bruit familier, un geste immuable – et, sans prévenir, elle donne au présent une patine d’éternité. Ainsi, au détour d’une simple gorgée d’huile d’olive, je revois l’atelier artisanal de mon enfance. J’entends le ronronnement sourd des meules de pierre, je sens la chaleur des murs de terre battue, je vois les silhouettes penchées sur la pâte d’olive, absorbées par leur labeur ancestral.
Le rituel millénaire de la trituration
Dans tous les ksour du sud-est marocain, la trituration des olives était un rituel immuable, un savoir-faire transmis de génération en génération. Au cœur du ksar d’Ait Guettou, durant les mois d’hiver, les Ouguettou s’activaient dans un ballet bien rodé : hommes, femmes et enfants se rassemblaient pour cueillir, nettoyer et trier les olives avec un soin méticuleux. Rien n’était laissé au hasard. Une fois débarrassés des impuretés, les fruits étaient acheminés vers les Maasrates, ces ateliers ancestraux où opérait la magie.
Sous l’œil attentif des Maallames, maîtres des ateliers, les olives étaient versées dans un bassin circulaire en béton avant d’être disposées sous une grande meule de pierre, taillée dans la montagne et actionnée par la force des mulets. Le grondement régulier des pierres en mouvement résonnait dans l’air, ponctuant le travail d’une musique séculaire. Lentement, les olives étaient réduites en une pâte onctueuse, exhalant un parfum puissant et enivrant.
Puis venait l’étape du pressage. La pâte était déposée dans des scourtins – ces corbeilles en fibres naturelles, appelées Azgaou – et soumise à la pression d’un pressoir à vis. Peu à peu, le liquide doré s’échappait, se séparant de la pulpe et des noyaux (Azardikhe). L’huile, brillante et limpide, s’écoulait dans des récipients en terre cuite ou en verre foncé, préservant ainsi ses arômes et ses qualités.
Même les résidus avaient leur utilité. Lmarjane, la matière rejetée après extraction, servait de combustible ou était séchée et modelée par les enfants en petits jouets. Avec une ingéniosité sans pareille, ces derniers transformaient des boîtes métalliques vides en voitures miniatures, fixant des roues de fortune à l’aide de fil de fer. Quant aux déchets solides, appelés Laassare, ils étaient récupérés pour alimenter le feu des cuisines, imprégnant l’air d’une senteur familière et réconfortante.
Bien avant l’ère du recyclage, la récupération et la réutilisation étaient un art de vivre. Rien ne se perdait. Chaque objet trouvait une seconde vie, chaque matériau était détourné avec intelligence et créativité. Même les enfants, souvent en train de sécher l’école, ne laissaient pas passer l’occasion de ramasser les olives oubliées dans la poussière des sentiers. Revendues aux commerçants ou aux propriétaires des Maasrates, elles leur assuraient un petit revenu de poche, récompense de leur malice et de leur labeur.
Une mémoire vivante
Aujourd’hui, ces souvenirs me reviennent comme des éclats de lumière. Ils ne sont pas seulement les vestiges d’un passé révolu, mais une mémoire vivante, vibrante. Car la nostalgie ne se contente pas de réveiller ce qui fut : elle magnifie, elle transcende, elle donne au banal une dimension intemporelle. Elle nous rappelle que derrière chaque goutte d’huile, il y a des mains calleuses, des gestes précis, des traditions séculaires.
Et tandis que je savoure cette huile fraîche, dorée et parfumée, je mesure la richesse de cet héritage. Un héritage fait de terre, de sueur, de transmission et de simplicité. Un héritage qui, malgré le passage du temps, continue d’irriguer nos vies comme la sève d’un olivier millénaire.