Femmes et confinement: quel coût d’opportunité?

Par : Dr Ramdani ouafa*

La question du rôle de la femme dans le confinement décrété par les états depuis l’apparition du coronavirus, a fait l’objet de plusieurs écrits et réflexions par les chercheurs, les responsables étatiques et d’autres acteurs de la société civile. Ce rôle atteste désormais de l’importance et des efforts déployés par les femmes pour l’équilibre et le soutien familial et le développement sociétal de manière générale. A cet égard, Mme la ministre de la solidarité, du développement social, de l’égalité et de la famille, dans le cadre d’une réunion à distance initiée par l’organisation arabe pour l’éducation, la culture et les sciences (ALECSO), a relevé: «La période du confinement a mis en avant le rôle de la femme et sa contribution dans le combat face à la pandémie du coronavirus».

Néanmoins, cette période du confinement n’est qu’une phase transitoire ayant mis en valeur cette contribution permanente qui n’a pas de prix, non seulement pour le combat de ce genre d’épidémies, mais également pour le soutien et le progrès de divers secteurs du développement et du système social en général.

Dans le secteur de l’économie, en particulier, la participation des femmes n’est pas à démontrer. En effet, la tendance à la hausse de leur taux de participation à la vie active ne cesse de s’accroître au fil des années à l’échelle du globe terrestre, pour induire ainsi une contribution notable au PIB des nations. Cette contribution est estimée via la catégorie des femmes économiquement actives qualifiées de «actives occupées», sachant que la catégorie des femmes inactives dont une grande partie sont «des femmes au foyer» exerce des activités domestiques, qui ne sont pas considérées dans les statistiques officielles comme économiques.

Ces dernières exercent plusieurs types d’activité à l’intérieur du domicile : qu’elles soient ménagères et de cuisine, liées au soin des enfants, à leur éducation, à leurs devoirs scolaires etc… Ces activités, engendrant certes une production domestique, exigent beaucoup d’énergie et d’efforts sur le plan physique, psychologique et moral. Cependant, et malheureusement, comme elles ne sont pas rémunérées, elles ne sont pas comptabilisées dans les statistiques nationales comme économiquement actives. Pendant, la période du confinement, ces activités nécessitent encore plus d’effort, du temps et d’énergie, non seulement pour les femmes au foyer, mais également pour la catégorie des actives occupées.

A cet égard, les économistes, dans le cadre de la théorie de la Nouvelle Economie de la famille (NEF), œuvrant particulièrement sur la question du travail des femmes, soulignent un concept clé dans cette théorie à savoir celui du coût d’opportunité ou encore du manque gagner des «femmes au foyer». Plus explicitement, le temps consacré à la production domestique  comme la procréation, l’éducation, la garde et les soins des enfants, leur suivi au niveau des cours et devoirs scolaires, etc…, aurait pu être affecté au marché du travail et rapporter un salaire égal à sa productivité. Donc, il y a un manque à gagner par les femmes dans cet exercice de l’ensemble des activités domestiques.

Cependant, cette production de la sphère domestique assurée globalement par les femmes est invisible, quoiqu’elle intervienne implicitement dans l’économie. Désormais, des études économiques récentes ont fourni des estimations de cette production à l’économie mondiale. Nous ferons référence à cet égard, à l’étude réalisée par l’ONG OXFAM Québec au niveau international qui estime que le travail domestique des femmes contribue chaque année de presque 10.000 milliards de dollars à l’économie mondiale, soit trois fois la valeur des secteurs des technologies, et équivaut à environ 13% du PIB mondial. Au Maroc, cette contribution a été estimée par le HCP à près de 39,7% au PIB national. On réalise alors l’importance et le degré d’injustice des états à l’égard de cette production féminine largement marginalisée, malgré sa contribution à l’économie et au développement en général.

Au Maroc, selon les derniers résultats de l’enquête nationale sur l’emploi, le taux d’activité des femmes est de l’ordre de 21,5% (27,5% en milieu rural et 18,5% en milieu urbain).  Leur répartition selon le statut professionnel, montre qu’en milieu rural, elles sont principalement des aides-familiales (70%) ou indépendantes (19,7%) ; alors qu’en milieu urbain, ces valeurs sont respectivement de 81,2% et 12,2%. Par ailleurs, l’effectif des femmes en dehors du marché de travail, est estimé à 10,5 millions, représentant 78,5% de la population féminine âgée de 15 ans et plus (à savoir 81,5% en milieu urbain et 72,9% en milieu rural). La majorité d’entre elles sont des femmes au foyer (75,2%), ce qui est notable. Cette importance de la part des femmes en dehors du marché du travail au Maroc, met en exergue alors l’importance de leur coût d’opportunité.

A cet effet, et avec le confinement décrété dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, le coût d’opportunité a pris beaucoup d’ampleur, non seulement auprès des femmes au foyer, mais également auprès des femmes actives. Dans ce sens, et pour mettre en lumière cette ampleur, nous avons conçu pendant le confinement, la répartition suivante de l’ensemble des femmes selon le type et le statut d’activité :

• Les femmes inactives au foyer déjà habituées exclusivement aux activités domestiques à plein temps;

• Les femmes économiquement actives, qui sont majoritairement des salariées (voir statistiques ci-haut), qui exercent toujours des activités rémunérées pendant le confinement (cadres supérieurs, corps enseignants, membres des professions libérales, corps médical et paramédical, employées des secteurs des services et autres etc… ;

• Les femmes qui exerçaient des activités économiques avant le confinement, mais qui ont perdu leur emploi à cause du coronavirus (exemple : femmes ouvrières et manœuvres agricole ou de la pêche, manutentionnaires des petits métiers, employées des services, artisanes ou ouvrières qualifiées des métiers artisanaux etc…)

En temps normal, les femmes de la première catégorie assurent habituellement et totalement le travail domestique et familial. Avec le confinement, le temps et l’effort alloué à ces activités, a sans doute enregistré un relèvement (travaux d’hygiène, surtout de désinfection du domicile et des courses, garde des enfants, leur assistance dans le suivi des cours, notamment par les femmes ayant un certain niveau d’éducation etc…).

Pour la deuxième catégorie, et avec la fermeture des écoles, crèches, garderies, tout le poids et la responsabilité de la prise en charge des enfants, retombent intégralement dans la sphère familiale et principalement sur ces dernières. Aussi, en plus de la garde des enfants, les femmes de cette catégorie, doivent dans ces circonstances s’improviser professeur à temps-plein, pour encadrer et suivre leurs enfants dans les devoirs et les cours ; sachant qu’elles continuent à accomplir les tâches relatives à leur travail salarié, et cela bien-sûr dans le cadre de l’unité domestique. On peut imaginer, alors les retombées de l’intensité de ces efforts sur leur santé physique, morale et psychologique. Le confinement a également mis en relief toute la problématique, tellement posée en sciences sociales ; à savoir celle de l’incompatibilité des rôles, que les économistes, sociologues et démographes tentent d’expliciter pour appréhender l’offre de travail des femmes. Il s’agit de toutes les contraintes qui se posent aux femmes entre les deux types de tâches ; à savoir les tâches domestiques et reproductives et les activités productives ou marchandes, qui sont cette fois-ci exercées dans le cadre de l’unité domestique.

En dernière position, et concernant la troisième catégorie de femmes, c’est-à-dire celles ayant perdu leur emploi rémunéré à cause du coronavirus, elles se confinent tout en assurant des activités domestiques pour servir leurs membres de la famille. Là encore, la nouvelle conception de l’économie des soins permet de représenter fidèlement toutes les activités axées sur les soins apportés aux membres de la famille, notamment, celles relatives à la garde ou le suivi des enfants dans leurs cours à distance; et ce selon la composition de leur ménage. Alors, s’agissant de cette catégorie de femmes, leur coût d’opportunité serait-il en deçà ou en dessous de la valeur de leur salaire manqué à cause de la pandémie ? C’est difficile d’y répondre ou de procéder à cette estimation, en raison de la variabilité de leurs professions, et surtout des contextes dans lesquels sont placées ces femmes.

Certes, la charge et l’intensité du travail domestique des trois catégories des femmes, réalisé en vue d’assurer les services domestiques et protéger la sphère familiale contre la pandémie, se sont amplifiées davantage pendant cette période du confinement. En effet, toutes les activités familiales précitées (courses, préparation des repas, tâches ménagères et désinfections, soins apportés aux enfants et autres membres de la famille etc…) sont réalisées dans des conditions stressantes, sachant que l’atmosphère dans laquelle sont accomplies ces activités, exige beaucoup de précaution et de vigilance. Plus particulièrement, la responsabilité d’assister les enfants dans le suivi des cours et devoirs à distance, induit un autre effort et épuisement. En fait, le temps alloué par les femmes afin d’assurer cette responsabilité, permet non seulement de contribuer à garantir le rendement escompté de cette formation à distance, mais également d’atténuer les effets négatif du confinement sur l’état psychologique et sanitaire des enfants.

En un mot, ni le temps ou l’effort déployé par les femmes dans ces circonstances de la pandémie, pour veiller au bon fonctionnement de l’unité familiale, ne peuvent représenter ou estimer fidèlement la valeur du coût d’opportunité des femmes ou encore leur manque à gagner. Leurs activités génèrent une production domestique notable dont la contribution à l’économie nationale, n’est pas à démontrer, malgré sa non prise en considération dans les statistiques officielles. Cette problématique renvoie à une réflexion profonde sur les mécanismes qui la régissent en l’occurrence la division sexuelle du travail induite elle-même par tout le processus de socialisation.

* Professeur de l’enseignement supérieur au COPE (Centre d’Orientation et de Planification de l’Education), membre de l’équipe de recherche du Centre Marocain d’Evaluation et de la Recherche Educative.

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