La prison et les faucons

Récit tiré d’un livre à venir

Par M’barek Housni

Personne n’a pensé se jeter dans le puits profond qui se trouvait au milieu de la prison au centre de l’île, Dzira Lakbira, qui a l’air d’être un très gros rocher plus qu’une île à proprement parlé. C’est la première pensée qui m’est venue à l’esprit quand on m’en avait parlé, alors que nombre de qualités et de faits la rendent captivante et pleine de mystères.

 L’île fait partie d’un archipel, connu dans les annales géographiques et dans l’histoire sous le nom des îles purpuraires, du fait de la présence d’une coquille, le murex, qui permettait d’obtenir la couleur pourpre. Cette couleur belle et très prisée à une certaine époque.

L’archipel est formé de sept autres ilots : « Firaaoun » (Pharaon), « Smiâa d’Firaaoun », « Maqtoâ », « Smiâa d’Dlimi », « Hajrat Haha », « Hajrat Rbia », et « Taffa O Gharrabo ». Que des noms pittoresques liés à des personnages ou des localités qui n’auguraient à première vue de rien de triste ! Car, géologiquement parlant, ils jouent un rôle primordial dans la protection de la ville portuaire qu’est Mogador. L’archipel fonctionne comme un paravent, un écran contre la houle de l’océan qui, autrement l’aurait submergée et probablement anéantie.

Mais l’archipel, quand on le regarde de la plage calme qui borde la ville, paraît inoffensif et offert, avec les vestiges de quelques bâtisses sommeillant dans leur solitude et dans un certain oubli. Une mosquée déserte avec son minaret visible de loin, ladite prison, des fortins et une zone de mouillage. Et ce après avoir reçu les affres du temps durant de longs siècles.

Mais, il y avait cette prison.

Donc, je me suis demandé pourquoi aucun prisonnier n’avait pensé plonger dans ce fond noir pour en finir avec un calvaire qui ne pouvait cesser de toute façon qu’avec la mort. Car, y être amené comme prisonnier, c’était pour l’éternité. Et même s’il y a un espoir de libération, les conditions de vie y étaient si dures,  si cruelles qu’elles ne permettaient pas de pouvoir relancer une vie déjà largement entamée. Car on y a bâti cette prison à ciel ouvert. Une large enceinte carrée infranchissable et gardée par des geôliers bien entraînés, en plus des gardiens de l’île.

Le puits ne servait qu’à s’approvisionner en eau. Et l’instinct de vie l’emportait apparemment sur tout et chez chacun des prisonniers. Surtout chez les membres de ces tribus rebelles qui y étaient emprisonnés pour cause de désobéissance à l’autorité suprême, pour refus des gages d’allégeance. Pourtant ce qu’ils avaient enduré sur1passait l’entendement humain. D’abord on les avait fait entrer non pas via un gros portail, comme cela aurait dû être, mais par une entrée longitudinale et étroite faite d’une série de portes qui ne laissaient passer qu’un individu à la fois, et dont les dimensions se rétrécissaient progressivement à mesure qu’ils y entraient. Il y avait une raison à cette manière de procéder. Et c’était d’une astuce assez terrible. Cela les obligeait à incliner l’échine petit à petit, à se voir humiliés peu à peu. De leur donner une première leçon,  un avant-goût de ce qui les attendait. Ainsi, on leur avait appris à obéir par la force des choses, ou plutôt la force de la pierre mise au service de l’autorité.

L’intérieur de la prison n’était qu’un vaste espace qui permettait de voir le ciel tout le temps, de nuit comme de jour. Un ciel inutile, de l’air qui maintient en vie rien de plus. On pouvait s’y promener, flâner et faire des pauses. Sauf pour les révoltés, les récalcitrants, les têtes brûlées. Ceux-là sont attachés par le cou, les pieds et les mains à des anneaux en fer fixés au mur.

 La prison n’avait pas de cellules, ce qui aurait été un luxe. Les prisonniers dormaient n’importe où, n’importe comment. Ils n’avaient que l’embarras du choix, sur une terre rugueuse, laissée à sa nature première. Le seul luxe permis consistait en ces trous faits en bas des murs pour la défécation. Des trous qui drainaient directement les impuretés vers l’océan. Les prisonniers évacuaient ainsi les restes des aliments mangés apportés par leurs parents. Les familles attendaient l’heure de la marrée basse pour pouvoir les leurs acheminer dans des « mzaouedes », ces petits sacs de fortune. Pourtant, c’étaient ces mêmes sacs qui, tissés ensemble, gonflés, et attachés au corps à la ceinture, allaient permettre à des prisonniers de s’évader par ces trous et longer les canaux vers les flots !

Mais, fait remarquable, ces prisonniers passaient le temps sans le sentir, n’avaient aucune échappatoire susceptible de calmer la torture qu’ils subissaient, et s’occupaient à dormir ou à regarder le ciel au-dessus de leurs têtes. Là,  ils avaient le loisir de jalouser la liberté des oiseaux pour qui l’archipel est une terre de prédilection. Surtout les oiseaux migrateurs, et notamment les plus nobles d’entre eux, les faucons d’Eléonore. Et j’ose imaginer que cette forme architecturale de la prison semblerait inspirée par ces faucons.

Ces rapaces rares sont protégés partout dans le monde. Ils nichent ici durant les mois allant de juillet jusqu’à octobre, chaque année. Ils y font escale durant leur long trajet vers le sud de la planète, vers Madagascar. Sur les ilots de l’archipel, ils y trouvent un milieu propice à la ponte. Autrement dit à la régénération de l’espèce. Et pour pondre leurs œufs précieux, dont le prix peut aisément atteindre vingt mille dirhams la pièce, et assurer la survie des poussins, il faut de la nourriture.

Alors les oiseaux telle la fauvette ou les passereaux qui migrent en même temps qu’eux. Ils les pourchassent et les ramènent sur la grande île de l’archipel. Ces oiseaux ne peuvent plus aller ailleurs et s’échapper. Pour les plus audacieux, ils sont déplumés et sont incapables de voler (à l’image des prisonniers révoltés !). On les garde ainsi vivants durant au moins deux jours avant de s’en nourrir. Car, ces faucons ne consomment que du frais, après la mise à mort. Comme la prison n’a que faire des morts !

On ne peut ne pas trouver de parallélisme entre la situation des prisonniers et celle de ces oiseaux faibles et dominés. La nature copiée, singée dans ce qu’elle a de noir, de cruel. Est-ce dû à l’isolation de ces petits îlots ? Fort probablement. Avec cette barrière infranchissable que sont les eaux de l’océan qui empêchent et cernent les volontés, sauf celles des plus hardis. Et ceux-là ne sont pas nombreux. Surtout parmi la population des lépreux qui ont  longtemps habité cette prison transformée en léproserie quand une urgence épidémique l’exigeait.

Il en a vu, ce petit archipel !

Étiquettes
Top