Étendue sur le dos, Radia respire faiblement en transpirant et en poussant de temps en temps une toux à peine perceptible. Pourquoi le sort s’est-il acharné sur cette femme à peine âgée de vingt-cinq ans, dans la fleur de l’âge ? Quel crime a-t-elle commis pour mériter cette sentence ? La mère prie : «Dieu, faites qu’elle vive ! Faites-la guérir ! Prenez-moi à sa place ! Mon Dieu, rendez-moi ma Radia, ma rose ! Dieu tout puissant, j’implore votre clémence et votre miséricorde !» Et elle fond en larmes…
Le lendemain matin, Radia convoque ses parents et son mari à son chevet, relève la tête avec grande peine, s’assoit adossée à l’oreiller et dit faiblement à ces personnes qu’elle aime le plus au monde : «Père, tu m’as appelée Radia; tel est mon destin, je l’accepte. Je n’ai rien à me reprocher. Je ne regrette rien. Je crois que j’ai fait de mon mieux. Ne soyez pas tristes, personne n’échappe à la volonté divine. Vivez pour moi et souvenez-vous de moi dans la joie ! Toi mon cher mari, tu m’as tout donné, je ne t’ai même pas donné un enfant. Marie-toi et aie de beaux enfants. Si Dieu te donne une fille, appelle-la Radia !…
Je veux que ce soir, vous organisiez une grande fête. Non, ne dites rien ! C’est ma dernière volonté. Même les condamnés à mort, on leur accorde une ultime envie, un dernier plaisir avant l’exécution. Je veux mettre ma plus belle robe et voir mes proches, mes amis et mes voisins une dernière fois. Je veux que la soirée soit animée par les « Laâbates »; ces chanteuses et danseuses de Taroudant que j’aime tant. Je veux que les gens que j’aime mangent, s’amusent, dansent, rient et chantent toute la nuit jusqu’au matin. Je veux partir avec leur rire dans le cœur, avec la musique dans la tête et le sourire sur les lèvres. Je veux partir joyeuse… Allez préparer ma dernière fête, mon ultime nuit ! »
La femme qui somnolait paisiblement dans la pénombre du salon en cet après-midi caniculaire où le téléphone a retenti bouleversant sa vie pour toujours, ne dort pas… A l’aube, Radia l’appelle. Elle accourt, Elle lui fait signe d’ouvrir les volets. Elle s’exécute. La lumière matinale envahit timidement la chambre donnant peu à peu forme aux meubles et aux objets. Un vent frisquet, inhabituel en cette saison de fournaise, entre silencieusement et balaie l’odeur forte des médicaments, de la transpiration et de la maladie, rendant la pièce propre, limpide, lumineuse… Un battement d’ailes.. Radia se retourne. Un petit oiseau vient se poser sur l’appui de la fenêtre. C’est un oiseau sacré que les gens du sud vénèrent et appellent «Tébèbte»… Radia le regarde longuement et un sourire de petite fille se dessine sur ses lèvres. Ce sourire rayonnant illumine et égaie son visage. Ses yeux scintillent tout à coup d’un éclat inhabituel. «Bonjour Tébèbte, je suis prête !»…
L’oiseau se met à chanter. Sa langoureuse mélodie fait frissonner la mère. Doucement, sagement, comme si elle s’endormait, Radia ferme les yeux et s’éteint paisiblement, sans souffrir… Son sourire radieux n’a pas quitté ses lèvres … Sa mère la regarde stupéfaite, pousse un hurlement déchirant et se jette sur le corps inerte : «Radia, prunelle de mes yeux ! Mon foie, ma chair et mon sang ! Radia ma rose ! Radia !…».
La femme qui somnolait paisiblement dans la pénombre du salon en cet après-midi d’été où un coup de téléphone l’a tuée comme un coup de feu, ne parle plus, ne sourit plus, ne mange plus, ne vit plus. Elle n’est plus qu’un corps inerte, vidé, sans âme, sans aucune volonté de vivre. Elle est déjà morte avec sa fille… L’oiseau n’a pas bougé de sa place et n’a plus émis le moindre son. Le matin du troisième jour après le départ de Radia, on l’a trouvé raide mort sur l’appui de la fenêtre. Le petit frère de Radia le prend dans ses bras, l’emporte sous l’olivier du patio, creuse une toute petite tombe et l’enterre en silence… Le petit enfant arrose la petite tombe et sort jouer dans la rue avec les enfants du quartier.
Chaque fois depuis, un petit oiseau comme celui qui est venu emporter Radia, que les gens du sud vénèrent et appellent « Tébèbte », vient se poser sur une branche de l’olivier et se met à chanter… Et si on prête bien l’oreille, si on ferme les yeux, si on écoute attentivement, sagement, innocemment, comme les enfants, on entend : «Radia ! Radia ! Radia !…».
Mostafa Houmir