Arts plastiques
Par M’barek HOUSNI
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Avant que l’épuration ne devienne un rendu pictural majeur, dominé par la seule couleur, il y avait l’impression. La couleur unique est apparue plus tard. Au début, la couleur servait de tache signifiante, représentant ce qu’elle n’était pas, agissant comme une référence figurative, captée rapidement comme un instantané d’un aspect d’une chose.
Ces toiles appartiennent à la première période, celle des scènes urbaines, des nus, des portraits, des scènes de vie quotidienne. C’est une galerie consacrée à l’inconnu, à l’éphémère, aux gestes quotidiens : marcher, contempler, observer… Des poutres, des fenêtres… On y perçoit déjà cette tendance à l’effacement dans les teintes, où prédominent le jaune, le gris et les tons foncés.
Rothko a peint la ville et l’homme, le milieu urbain ainsi que le mouvement humain et naturel, avant de ne plus peindre que ce qui constitue l’essence même de la peinture : suivre la voie de la couleur et s’y immerger. Mais quelle cité originale, quelle étrangeté émanant de l’être nous fait-il découvrir, qu’il a représentée à travers sa main et sa palette ! C’était avant d’accéder à la clarté, qui fut pour lui l’ultime objectif vers lequel tout peintre doit tendre, celle qui ouvre des perspectives sans aveugler.
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Voir du Rothko alors, de plus près, s’arrêter, prendre position de regard, forçant le corps à ne plus suivre les pas, est la seule attitude à adopter. La reproduction, aussi parfaite soit-elle, ne dira rien du tout, elle ne donnera aucunement l’illimitée trame de possibilités de celui qui a emmagasiné en son sein une multitude que nul chiffre ne peut indiquer, dans la couleur qui est une, qui est deux, pas plus. Dans la forme qui est carrée, qui est rectangle, sans nulle intervention d’une autre couleur, ces deux éléments pris tels quels permettent au monde de se mirer et de révéler ses secrets. L’artiste, dans le même, le semblable, le répété, l’illimité, rend compte de la diversité portée à son summum. Il faut en faire l’expérience jusqu’à la fatigue, en allant d’un tableau à l’autre, en se créant son propre itinéraire (ce qui m’est arrivé).
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Face à une toile de Rothko, on se trouve dans le mutisme, là où la parole est absente, où il n’y a ni récit, ni information, quelque chose en lien avec la banalité, le décisoire qui dit puis meurt. Ici, le mutisme est autre, celui imposé par le musical qu’on entend pour l’entendre, rien de plus, et c’est énorme. Oui, c’est une affaire de sens, là où voir et entendre sont un. Un mutisme voisin du silence et qui en est différent. « Le silence est tellement juste », a-t-il dit. Il est une mesure observée et une méditation de l’étendue infinie entre le parlant dans le muet et le bruyant dans le silencieux.
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La palette de couleurs de Rothko est limitée, mais elle crée des compositions où le ton et la forme sont les éléments dominants. Ses monochromes intenses explorent souvent les nuances cachées de la couleur et la manière dont elle interagit avec la lumière et l’espace environnant, invitant le spectateur à une expérience méditative, émotionnelle. Ses œuvres de grandes dimensions, sont ont pour objectif d’instaurer la méditation, l1 transcendance et la spiritualité.
Les blocs de couleurs donnent le départ à un mouvement interne au fond de la toile, contrairement à ses premières œuvres où le mouvement était capté de l’extérieur. Là, c’est une chromatique unitaire qui impose sa présence pour susciter l’émotion ou provoquer l’étonnement inhabituel. À force de regarder la couleur, on s’en trouve imprégné et troublé, sans nécessairement comprendre. Ce n’est pas une expérience de compréhension, mais plutôt une immersion sensorielle.
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Ça vient de la musique, que Rothko considérait comme sa source d’inspiration. Musique et peinture pouvaient, toutes les deux, drainer des réponses affectives similaires. Le monochrome avec ses variations précises, fonctionne comme une composition musicale. Rothko transcende ainsi les frontières de la forme pour révéler la musicalité intrinsèque qu’elle recèle. C’est une manière de dépasser la simple apparence visuelle pour atteindre une dimension plus profonde.
Celle de l’appréciation illimitée.