Une plume plongée dans la plaie !

« Histoires immortelles, ou Les combattants à la coiffe anonyme» d’Ahmed El Gharbaoui

Mohamed Nait Youssef

« Et, ouvertement, je vouai mon cœur à la terre grave et souffrante. Et souvent, dans la nuit sacrée, je lui promis de l’aimer fidèlement, jusqu’à la mort, sans peur, avec son lourd fardeau de fatalité et de ne mépriser aucune de ses énigmes. », écrivait le poète Friedrich Hölderlin. Un texte fort, puissant et majeur, « Histoire immortelles, ou Les combattants à la coiffe anonyme », d’Ahmed El Gharbaoui paru en 2021 aux  éd. Studiolo, est un retour aux terres profondes, aux racines, aux origines, aux images et sensations premières. Puisé dans la douleur et la déchirure, ce texte d’El Gharbaoui a été écrit en 1960, à l’âge de 20 ans. Et dans cette noirceur interminable,  des  mots qui se dépouillent ainsi des essences humaines.

 Militant de la première heure, Ahmed El Gharbaoui était fidèle à ses idéaux, ses convictions et sa vision pour un monde progressiste, ouvert et universel. En effet, c’est par la poésie et le langage poétique que cette plume insaisissable révèle son regard sur la cruauté du vécu, l’injustice sociale et l’angoisse hantant l’existence humaine. Dans sa préface en hommage à ce grand militant et poète, Ismail Alaoui a écrit ceci : «(…) En effet, pour bien connaître notre ami, il ne faut surtout pas se limiter à son œuvre en tant que géographe. En effet, avant de devenir un maître en sciences géographiques (géographie humaine, géomorphologie et cartographie), Si Ahmed était un militant de toutes les causes justes. Celles des masses déshéritées de son peuple et des autres peuples ; celles des luttes de libération tant politiques que sociales de tous les peuples y compris et à leur tête, bien sûr, son propre peuple.»  Et d’ajouter : «Mais comme toute personne porteuse de ces idéaux Si Ahmed était un poète. Et l’ouvrage dont j’ai l’honneur décrire cette modeste préface, en est la preuve éclatante.»

Les mots ont la peau dure, mais l’acte d’écrire est libérateur. Or, la poésie d’Ahmed El Gharbaoui met les mots sur les maux du monde et braque les lumières sur les déchirures humaines. Son texte est toujours d’actualité, car ces temps-ci sont durs pour l’humanité, pour les âmes qui aspirent à la paix, à la justice et à l’égalité.

«Et dans le sang de cette ombre,

Dans cet assourdissement écrasé sur nos corps,

Nous brûlons, désintéressés à tout lever du jour.», écrivait le poète  dans la page 163.

Pour Jacques Alessandra, ce texte  n’est  pas un document ordinaire. Baroque, foisonnant, tramé de répétitions, de redondances, ce qui  crée sa singularité. Il est bâtit, dit-il, dans une langue imagée, précise, violente, bouleversante. On y comprend que posséder la langue, ce n’est pas avoir la parole. La parole, il faut la prendre, la capturer, la contraindre, et c’est ce que fait l’auteur…, a-t-il affirmé.

«Il ne sert plus à rien de rechercher la parole perdue,

Ni de mourir plein d’étonnement et avide de silence.

Dans la ville profonde et mal cicatrisée

Le chant du cygne et des bombardiers n’a plus d’écho»

Ecrit avec une économie du langage, la langue poétique de ce texte illustrant la vie dans le Rif notamment dans la première partie du 20e siècle est puissante, porteuse de sens et invite à interroger, à déconstruire ce qui  demeure caché dans les vers, dans les mots.

La déchirure est presque omniprésente dans les poèmes et les témoignages vécus écrits avec un souffle brûlant. «Mon cœur seul saura ce que c’est  que le mal. Mon cœur seul saura ce qu’est la déchirure. », p.19.

La terre, la boue, la mort, la vie, le silence, la peine,  le bonheur, le malheur, les douleurs, la  poésie d’Ahmed El Gharbaoui est faite du sang, du sable et de la mémoire. «L’homme a sa conscience dans le sable. », a-t-il révélé dans la  page 25.

Cette réflexion nous fait penser aux vers (Pyrénées) de René Char :

«Ah! La neige est inexorable

Qui aime qu’on souffre à ses pieds.

Qui veut que l’on meure glacé

Quand on a vécu dans les sables.»

Malgré ce vécu féroce, l’homme est toujours debout. Car, comme disait l’autre, les hommes meurent, mais ne tombent.

«Debout. Levez-vous. Peuples d’ombres. Peuples de morsures. Debout. Levez-vous. Peuples de murs, de prisons. De roches. Debout. Levez-vous. Peuples d’étoiles. De fleuves. Et d’enceintes. »,  p 163.

Ahmed El Gharbaoui a ouvert ses yeux en 1940 dans le douar Ouled l’Gharbi près de la petite ville de Terroual dans le Rif. Militant politique progressiste au sein du PPS et syndicaliste,  Ahmed El Gharbaoui était un mordu des arts, des littératures.

« Histoire immortelles, ou Les combattants à la coiffe anonyme », d’Ahmed El Gharbaoui (168 pages) est édité, en 2021, dans un format de Poche, par les  éd. Studiolo.

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