XV – Impact démographique et civilisationnel du sionisme au Maroc

Sionisme, antisionisme et antisémitisme

Mokhtar Homman

Après avoir analysé dans un précédent article le rapport du Maroc avec le Judaïsme et l’intrusion du sionisme, examinons un pan très important de l’histoire du Maroc : le départ des Marocains juifs et en particulier leur installation en Israël.

Au lendemain de l’indépendance du Maroc, la propagande sioniste a poussé, violemment, par la peur, la communauté juive marocaine à émigrer (l’opération clandestine Misgueret (1) entre 1957 et 1961 par le Mossad (2) avec l’opposition des autorités marocaines, suivie par l’opération Yakhin entre 1961 et 1966 cette fois les autorités marocaines laissant le libre choix), bien que les Marocains juifs ne subissaient aucune hostilité et vivaient en harmonie avec leurs compatriotes musulmans.

Il faut souligner que les Marocains juifs candidats au départ l’ont fait avec des moyens légaux, passeport marocain en main et qu’aucune mesure de représailles ne fut exercée contre leurs biens, pouvant revenir au Maroc à tout moment. Par la voix du roi Mohammed V et par l’action des forces politiques marocaines les Marocains juifs ont été appelés avec force à rester dans leur patrie.

Le Parti Communiste Marocain (PCM) lançait le 7 août 1954 un «appel aux populations juives marocaines» à s’engager dans la lutte pour l’indépendance du Maroc, suite à l’assassinat de Marocains juifs par des provocateurs à la solde du colonialisme qui visait à empêcher les Marocains juifs de participer à cette lutte, et rappelait « des siècles d’histoire glorieuse lient Musulmans et Juifs marocains dans une même vie commune, dans un même attachement à la terre marocaine, dans une personnalité unique ». Le 22 décembre 1961, le PCM, via son journal Al Moukafih (3), dénonce le « départ des Juifs marocains » organisé par les « organisations sionistes marocaines et étrangères » et le laisser faire des autorités.

Sans idéaliser la situation de la communauté juive au Maroc au cours de son histoire multi millénaire (4), il est incontestable qu’elle ne souffrait pas depuis l’arrivée de l’Islam au Maroc, et de loin, les discriminations comme celles connues par les Juifs en Europe de l’est, comme de l’ouest. De plus le Maroc indépendant officialisa l’égalité devant la loi de tous ses citoyens, juifs comme musulmans, avec des spécificités propres à chaque communauté, ainsi les tribunaux rabbiniques, rémunérés par l’État (5), pour toute question civile des Marocains juifs.

Le premier Gouvernement après l’indépendance comportait un ministre juif, et de nombreux Marocains juifs ont longtemps occupé des postes de hauts fonctionnaires, de diplomates (6), y compris militaires. Certains parmi eux ont été des militants de la lutte anticoloniale et pour l’indépendance. Mais il est un fait que le Maroc a subi cette émigration, sans doute à ses dépens, en perdant une composante active de sa propre histoire, de sa propre diversité, de sa propre civilisation.

Les victimes marocaines du sionisme

À leur arrivée en Israël, comme pour d’autres Séfarades, ils subirent le racisme ashkénaze qui les considéraient comme « un peuple des plus primitifs […] et [qui] se situent juste au-dessus des Arabes, des Nègres et des Barbares de leurs contrées d’origine » (7). Ce racisme se traduit par une politique sélective de l’Agence Juive à partir de 1951 à l’égard des communautés juives qui ne couraient pas un danger immédiat. Une politique qui sera en particulier appliquée, évidemment, au Maroc. « L’âge maximum du chef de famille immigrante sera fixé à 45 ans. Les malades seront rejetés […]. L’immigration des jeunes sera privilégiée et des enfants de 12 à 16 ans formeront des convois entiers » (8). Certains, au Maroc, vont considérer ce fait comme une violation d’un des critères de génocide, puisque des centaines de milliers d’enfants du pays ont été expatriés de manière fallacieuse (9).

Avant 1957, environ 130 000 Marocains juifs avaient « émigré » en Israël, dont 90 000 entre 1948 et 1956 (10), soit près de la moitié des Marocains juifs recensés par le Protectorat en 1933. Le recensement de 1957 comptait une population de 164 000 Marocains juifs, soit 1,8% de la population totale (11), contre 3 à 3,5% avant les premières émigrations. L’effet conjugué des pressions sionistes, cherchant à combler le déficit démographique d’Israël, et de la psychose auto-réalisatrice de l’inéluctabilité du départ (12) vont faire réduire la population juive du Maroc jusqu’à 30 000 personnes en 1972 (13), désormais concentrées dans les grandes villes (Casablanca) et à quelques milliers de nos jours.

L’impact civilisationnel est à la mesure de l’impact démographique. Comme l’affirme la Constitution du Maroc de 2011, l’apport hébraïque, au sens religieux et culturel, est un des affluents de l’identité du Maroc. L’extinction de la population juive du Maroc le prive donc d’une composante significative dont l’influence allait au-delà de la population juive, car les cultures étaient en interaction en plus de leurs similarités.

De plus, cette perte de diversité et de la pratique du vivre ensemble avec des différences entraînent un affaiblissement de la pensée sociale et provoque de nouvelles rigidités et clivages.

Les Marocains citoyens d’Israël

Rappelons que la nationalité marocaine se transmet par filiation paternelle et depuis 2007 aussi par filiation maternelle (14) avec effet rétroactif, indépendamment du lieu de naissance, et ne peut se dissoudre dans le temps.

La population israélienne juive d’origine marocaine représente de nos jours environ 10% de la population totale d’Israël, la plus importante avec celle d’origine russe. Il s’agit d’une communauté ayant une grande influence culturelle. Ainsi la fête de Mimouna, célébrée depuis des siècles par les communautés marocaines juives au Maroc, est devenue aussi une fête quasiment nationale en Israël. De même la musique andalouse marocaine ou le melhoun, chantés en arabe, c’est-à-dire en version originale, y sont très populaires (Orchestre andalou d’Ashdod) (15). Des artistes marocains citoyens d’Israël, nés au Maroc, participent à des festivals de musique au Maroc.

Cependant cette émancipation en Israël fut le résultat d’une lutte longue et difficile. Car, à l’instar des autres immigrations non ashkénazes, les Marocains eurent à subir des discriminations à leur installation et après (16). Pire, leur culture marocaine, comme pour les autres Arabes ou perses juifs immigrés en Israël, fut niée pendant des décennies. «Israël a entrepris de «purifier» les misrahim [juifs orientaux] en les affranchissant de leur arabité et de leur «péché originel», à savoir leur ancrage dans l’Orient» (17). On n’apprenait aux écoliers marocains que l’histoire ashkénaze en raison de la «nature culturellement arriérée de leurs sociétés d’origine» (18).

La liturgie traditionnelle marocaine, ainsi que celle des autres arabes juifs, fut adultérée par des pratiques ashkénazes. Les Juifs orientaux, « qui faisaient partie intégrante de la topographie, de la langue, de la culture et de l’histoire [du monde arabe], étaient nécessairement proches du peuple désigné comme l’ennemi commun de tous les juifs : les Arabes. Craignant que ces affinités ne pervertissent l’idéal occidental de la société israélienne, l’establishment les a réprimées. […] Arabité et orientabilité étaient systématiquement stigmatisées et perçues comme des tares qu’il était urgent d’extirper » (19). Les racines culturelles et identitaires de la communauté marocaine ont réussi à émerger partiellement malgré cet environnement répressif, souvent au moyen de révoltes et luttes dures, comme celles de Panthères noires d’israéliens d’origine arabe dont une grande partie marocains au milieu des années 1970, qui manifestaient en brandissant des portraits du Roi Mohammed V, pour la destruction du régime, et qui furent durement réprimées. Ces Panthères noires appelèrent dans les années 1970 au dialogue avec les Palestiniens et reconnurent l’OLP.

Comme pour toute émigration marocaine dans le monde, les MRE (Marocains Résidents à l’étranger) israéliens devraient avoir droit à l’accès aux services consulaires de leur pays d’origine, d’autant que, malgré leur adhésion au sionisme pour une partie d’entre eux, leur attachement à leurs racines marocaines est resté très profond, comme l’attestent les nombreux pèlerinages au Maroc.

Malgré les espoirs fondés pendant les années 70/80 d’une influence positive en faveur de la paix et de la reconnaissance des droits nationaux du peuple palestinien par la communauté d’origine marocaine (et d’autres d’origine arabe) il faut constater que c’est le Likoud, nettement moins favorable à ces couches sociales plus pauvres, qui a emporté la majorité de leurs voix et donc leur adhésion à sa politique extrémiste. Cette adhésion est le résultat du dédain culturel et des discriminations à leur égard du parti travailliste, de culture ashkénaze et euro-centrée, de 1948 aux années 80.

«N’oubliez pas d’où vous venez !»

Ce rappel du Roi Hassan II à la communauté marocaine juive aux États-Unis en 1995 trouve un profond écho chez les communautés marocaines juives dans le monde. Tel est le message du Maroc, fier de ses racines multiples et fécondes.

Pour le Maroc, les Marocains résidents à l’étranger, en Europe, en Amérique, dans le monde arabe et en Israël, font partie du peuple marocain. C’est l’allégeance éternelle de la condition de Marocain, de tous les Marocains.

Distinguant parfaitement Judaïsme et sionisme, le Maroc a constamment soutenu, comme une Question nationale, la juste cause du peuple palestinien frère. C’est ce que nous allons examiner dans notre prochain article.

Mokhtar Homman, le 28 février 2025

Notes

  • « Avançant le danger imminent qui menaçait cette minorité et le devoir de la sauver, les émissaires israéliens s’ingérèrent dans le destin du judaïsme marocain en évoquant des pressentiments qui plus tard s’avérèrent démunis de fondements », in Yigal Bin-Nun : « Les causes politiques et sociales du départ des Juifs du Maroc 1956-1966 ».
  • La mission du Mossad échoua : « Certains émissaires poussèrent ce raisonnement jusqu’à l’extrême lorsqu’ils se plaignirent devant leurs supérieurs que leur travail n’avait plus de sens lorsque l’on délivrait des passeports à tout juif qui le demandait », in Yigal Bin-Nun : op.cit.
  • Al Moukafih du 22 décembre 1961, traduit de l’arabe.
  • On trouvera un recensement des formes de discriminations et des principaux épisodes violents à l’égard des Juifs dans Mohammed Kenbib : Juifs et Musulmans au Maroc. On y remarquera que ces épisodes sont liés à des périodes de difficultés économiques et politiques (sécheresses), à des injustices, sans jamais être du type européen ni atteindre les proportions européennes. Il n’y a jamais eu d’expulsions du pays, et les quelques assassinats de groupe (qui affectaient aussi d’autres catégories de populations) furent rapidement circonscrits et les auteurs punis. Les mellahs, souvent adossés au palais royal, n’étaient pas des ghettos.
  • Joseph Chetrit : « L’identité judéo-marocaine après la dispersion des communautés », p. 145.
  • Mohammed Kenbib : op.cit., p. 180; Jamal Amiar : Le Maroc, Israël et les Juifs marocains, p. 196.
  • Extrait d’un article dans Ha’aretz du 22 avril 1949, in Marius Schattner : Histoire de la droite israélienne, p. 268 ; Ella Shohat : Le sionisme du point de vue de ses victimes juives, p. 43.
  • Marius Schattner : Histoire de la droite israélienne, p. 269.
  • Ce fut aussi le cas dans d’autres pays arabes où des milliers d’enfants juifs furent kidnappés durant les premières années d’Israël, notamment au Yémen. Ella Shohat : Le sionisme du point de vue de ses victimes juives, p. 28.
  • Mohammed Kenbib : ibidem, p. 186.
  • Yigal Bin-Nun : ibidem.
  • Yigal Bin-Nun : ibid.
  • L’émigration des Marocains juifs ne s’est pas faite seulement vers Israël, mais aussi en grand nombre vers la France, l’Espagne, le Canada ainsi que certains pays latino-américains. En 2002, un des grands rabbins du Mexique, que j’ai rencontré à l’Ambassade du Maroc au Mexique lors de la Fête du Trône, était originaire de Larache.
  • Le droit du sol est acquis pour les enfants nés au Maroc de parents étrangers nés au Maroc résidant au Maroc au moment de leur naissance.
  • Joseph Chetrit : op.cit., p. 150 : « Le développement sans précédent de la musique andalouse, le renforcement du culte des saints [enterrés au Maroc], les célébrations publiques de la Mimouna, le ressourcement identitaire par les voyages au Maroc et le rétablissement et la revalorisation des cérémonies du henné lors de mariages » constituaient les lieux de mémoire du nouvel ancrage pour l’identité et la mémoire judéo-marocaine. Notamment à partir de 1977, année de la prise de pouvoir du Likoud, parti représentatif des séfarades, alors que le parti travailliste l’était des ashkénazes.
  • Joseph Chetrit : ibidem, p. 148 : « […] le rêve [d’une meilleure vie en Israël] s’est vite dissous. Il s’est brisé sur les dures réalités économiques et sociales des années 1950 et 1960 et la première moitié des années 1970 en Israël, et surtout sur le manque de considération, de reconnaissance, sinon même sur les discriminations, intentionnelles ou non, de la part de ceux qui étaient considérés comme des frères ». Les Marocains juifs étaient traités de « Maroko Sakkin » [le Marocain au couteau] ; Jamal Amiar : op. cit., p. 33 et suivantes.
  • Ella Shohat : op.cit., p. 54.
  • Ella Shohat : ibidem, p. 92.
  • Ella Shohat : ibid., p. 98.

Bibliographie

Amiar, Jamal : Le Maroc, Israël et les Juifs marocains. Culture, politique, diplomatie, business et religion. Éditions BiblioMonde, Paris, 2022.

Bin-Nun, Yigal : « Les causes politiques et sociales du départ des Juifs du Maroc 1956-1966 ». In : Migrations maghrébines comparées : genre, ethnicité et religions. Riveneuve éditions, Québec, 2014.

Chetrit, Joseph : « L’identité judéo-marocaine après la dispersion des communautés ». In : La bienvenue et l’adieu (sous la direction de F. Abécassis, K. Dirèche et R. Aouad), Actes du Colloque d’Essaouira Migrations, identité et modernité au Maghreb, 17-21 Mars 2010, vol. 2.

Kenbib, Mohammed : Juifs et Musulmans au Maroc. Des origines à nos jours. Éditions Tallandier, Paris, 2016.

Schattner, Marius : Histoire de la droite israélienne. De Jabotinsky à Shamir. Éditions Complexe, Bruxelles, 1991.

Shohat, Ella : Le sionisme du point de vue de ses victimes juives. Les juifs orientaux en Israël. La fabrique éditions, Paris, 2006.

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