Cinéma marocain
Mohammed Bakrim
Ahmed Bouanani a défendu très tôt l’idée d’un cinéma marocain qui puise dans la tradition et les pratiques culturelles populaires
Autour du cinéma marocain, avec son actualité récente, se posent des enjeux de nature diverse : économiques (la question du marché intérieur) ; sociétaux (le traitement de certains thèmes sensibles) ; et surtout culturels (quelle place pour ce cinéma au sein et aux côtés des autres productions symboliques). Mon hypothèse est que l’enjeu majeur qui détermine tous les autres est culturel : comment inscrire notre cinéma dans son paysage culturel sans passer par les choix esthétiques dictées par une économie de l’imaginaire dominée par une vision occidantalo-centriste. Comment libérer ce cinéma de l’emprise d’un discours critique dont les concepts fondateurs (tel « le cinéma d’auteur ») sont nés dans d’autres environnements ?
Au cours de l’année 1966, des cinéastes marocains étaient réunis autour d’une revue culturelle, Souffles, pour mettre en chantier les pistes d’une réflexion sur les fondements « d’un cinéma national ». Ce numéro 2 de la revue fondée par le poète Abdellatif Laabi est historique à plusieurs égards. Du point de vue qui nous intéresse aujourd’hui, celui du rapport de la culture et du cinéma dans notre pays, il montre que très tôt des cinéastes marocains étaient animés du souci de voir leur travail inscrit dans un projet culturel global. La revue Souffles n’était pas choisie au hasard, elle était la tribune d’expression de la nouvelle culture marocaine engagée, à travers la littérature, la poésie, la peinture, les arts populaires et l’écriture prise comme fabrication de texte. Et il est révélateur que dès son deuxième numéro, elle s’intéresse au cinéma.
Le dossier de Souffles est important aussi d’un point de vue professionnel puisqu’il fait la synthèse des revendications urgentes de l’époque, déclinées dans deux documents importants : un mémorandum adressé au Roi en date du 1er juillet 1965 et un rapport détaillé sur l’état des lieux du cinéma destiné au ministre l’information et daté du 27 juillet 1965. La lecture de ces deux cahiers revendicatifs est éclairante à la lumière de la situation d’aujourd’hui notamment par rapport à deux sujets importants : quel statut pour le CCM et la question de l’aide publique au cinéma.
Cependant, le plus instructif dans le dossier est la table ronde organisée par la revue et animée par son directeur Abdellatif Laabi. En effet, elle en dit long sur l’esprit de l’époque chez les jeunes cinéastes, pour la plupart fraichement sortis des écoles de cinéma (A. Zerouali, M.A. Tazi, A. Bouanani, Driss Karim, M. Sekkat). Au fur et à mesure de l’échange à bâtons rompus, ils développent leur conception du cinéma, leurs ambitions et leurs rêves. Une figure va très vite émerger de ce débat, c’est Ahmed Bouanani. C’était déjà un familier de la revue puisqu’il y collabore en tant qu’écrivain, publiant des poèmes ou plus précisément « des textes poétiques ». Dans le débat, il défend l’idée d’un cinéma marocain qui puise dans la tradition et les pratiques culturelles populaires. Il rêve d’un cinéma de genre (il dit, faute de mieux un « western marocain ») nourri de héros et récits puisés dans le patrimoine : « La tradition marocaine utilise beaucoup l’épopée. Tu n’as qu’à voir notre folklore. Un conteur, dans une halqa. Quand il raconte quelque chose, il a d’abord pour but de divertir, et c’est son unique but : divertir le public. Or, est-ce que ce qu’il dit est un simple divertissement. Non. Puisque les gens d’eux-mêmes en tirent quelque chose. D’un conte, on peut tirer des tas de leçons. Mais le conteur n’est pas là pour faire de la morale ». Il ne manquera pas d’en faire l’expérience, dès son premier film, Tarfaya ou la marche d’un poète (1966) mettant en scène la quête d’un jeune créateur à la recherche d’une source d’inspiration originelle et originale. Une belle métaphore du travail du cinéaste lui-même des années 1960 à la recherche d’une forme d’expression appropriée et en congruence avec son environnement. Le travail avec Souffles sera le vecteur d’une nouvelle relation entre les intellectuels et les artistes ; une plateforme comme on dit aujourd’hui de rencontre entre les cinéastes, les écrivains, et les peintres tout particulièrement. Un premier film va même voir la collaboration du directeur de la revue, Abdellatif Laabi, à la rédaction du texte du commentaire, lu en voix off. C’est le très beau texte qui accompagne le film documentaire Sin Agafaye (1967) de Latif Lahlou.
Mais, c’est Ahmed Bouanani qui va continuer à pousser cette logique d’articulation entre le nouveau medium et le patrimoine culturel du pays. Ila eu un destin particulier qui en fait un véritable personnage de tragédie. Il a eu des ennuis avec la bureaucratie et la censure au point de revoir à la baisse ses projets ou de contribuer à des films sans les signer. Des déboires et des incidents dans sa vie ont accentué cette dramatisation de son parcours (l’incendie qui a ravagé sa maison). Cependant, les films qu’il a signés et les scénarios qu’il a donné à d’autres cinéastes attestent de la pertinence de son projet et de sa cohérence. Dans Mémoire 14 (1973), il contribue à la réécriture de l’histoire du Maroc à partir des images de l’autre, en les montant dans une structure qui rejoint sa thèse sur la mythologie marocaine : les premières images du film revendiquent clairement cette inscription dans le patrimoine narratif populaire. Les figures relevées de l’imagerie populaire sont accompagnées d’une voix off inspirée de la mise en scène de la halqa.
Interrogé sur son rapport au mythe : « c’est à travers des mémoires anachroniques, des mémoires nourries de mythes que j’essaie de recomposer « la réalité » de mes personnages et de leur univers…Même quand la mémoire – une parmi d’autres- se représente l’image idéalisée de la situation culturelle et économique d’avant la colonisation…elle ne peut ignorer, rejeter la réalité de cette société régie par la féodalité dont le masque se dégage de lui-même à travers cette imagerie exubérante de l’âge d’or… Je ne comprends pas que l’on puisse parler de fuite devant le réel dans un film entraîné tout entier dans le réel et dont chaque plan est une similigravure de la réalité et du fantastique, avec un agencement linéaire de l’histoire et des évènements » Sur la réception du film lui-même : et si le spectateur marocain se sent agressé par Mémoire 14, cela ne provient pas d’une manœuvre quelconque du cinéaste, mais bien du sujet lui-même. C’est après tout l’histoire d’une agression. Et d’une agression dont nous subissons malheureusement encore aujourd’hui les conséquences… ».
Dans son premier long métrage, Mirage (1979) Ahmed Bouanani reste fidèle à cette démarche d’inscrire son travail artistique dans une culture, populaire, orale, nourrie de mythes et de légendes. Un cinéma national était perçu par Bouanani comme une composante d’une culture : se nourrissant de ses signes et l’enrichissant de l’apport d’un langage universel. C’est le dénominateur commun que l’on retrouve chez les cinéastes qui vont prendre la parole dès la fin des années soixante et marquera de son empreinte les années 70 que je qualifie explicitement de la décennie des auteurs par excellence. Hamid Bennani avec Wechma (1970) puise dans l’héritage symbolique, les rites et les signes visuels d’une culture ancestrale pour raconter le drame d’un orphelin, figure métaphorique d’une blessure identitaire. Moumen Smihi affiche d’emblée dans son premier long métrage, Chergui (1975) la volonté de se réapproprier les expressions d’une culture plurielle, aux racines multiples. La forme choisie doit évacuer les structures du cinéma dominant, celui de l’autre qui a longtemps imposé son regard, sa langue et ses modes d’expression. « Il appartient peut-être aux cinéastes des sociétés qui n’ont pas été à l’origine du cinématographe de remettre en question les structures et les types de construction de film hérités du cinéma classique » écrit M.S. Chergui, peut être perçu comme le manifeste cinématographique de cette esthétique de rupture :
Refus du récit linéaire
- Système polyphonique des personnages avec la multiplication des micro-récits
- Logique temporelle aux antipodes de la narration classique : enchevêtrement de temporalité.
- Mais c’est Mostafa Derkaoui qui va pousser encore plus loin cette démarche de déconstruction. Son premier long métrage, De quelques événements sans signification (1974) est l’illustration de cette rencontre entre les cinéastes et les figures les plus représentatives de la culture marocaine moderne. Le générique de son film est un répertoire des noms d’écrivains, d’artistes, de journalistes…qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à la réalisation du film. Le film se voulait dans ce sens le manifeste d’une modernité légitimée par l’apport des autres formes d’expression artistique.
Dès cette époque le cinéma marocain entretient des rapports privilégiés avec la peinture. Non seulement des peintres contribueront à la production des films, en mettant des tableaux à la disposition de cinéastes, mais ils participent à la création artistique (conception des décors, jouent dans les films…). Le point d’orgue de cette collaboration va être couronné symboliquement par l’attribution du prix de l’image en 1982, lors du premier festival national au film de Derkaoui, les beaux jours de Shéhérazade avec une forte présence du peintre Farid Belkahya et du grand prix au film Hadda réalisé par deux peintres Mohamed Abou Alwakar et TijaniChrigui (1984).
Ce rapport à la peinture peut fonctionner comme un indice révélateur de l’évolution du cinéma marocain dans son rapport au réel. Si l’échange entre les cinéastes marocains avec la peinture marocaine se fait au moment où celle-ci a déjà entamé son tournant de la modernité, se libérant du figuratif et du réalisme sous l’effet de la photo et du cinéma justement, pour verser dans l’abstrait et le symbolisme, le cinéma marocain va commencer sous l’influence de cette modernité où les signes sont interrogés en eux-mêmes, bloquant tout ancrage référentiel, pour finalement revenir à des formes de narration et d’expression plus réaliste voire naturaliste. En somme, si la peinture a suivi le chemin du figuratif à l’abstrait ; le cinéma est passé de l’abstrait au figuratif ; cela va se confirmer avec le tournant des années 1990 avec l’entrée en vigueur du système du fonds d’aide. La prise en compte de la question de la réception publique va marquer le cinéma marocain dans ses modes d’écriture et dans son univers de référence culturelle. Le succès public va être porté par un cinéma marqué par l’émergence de la figure de l’acteur, le passage d’un cinéma du plan à un cinéma de la scène et par l’importance du dialogue. Le système de référence va puiser dans une culture médiatique, les faits divers, le récit mémoriel et historique. A partir de la première décennie des années 2000 se développe un cinéma de l’adaptation du récit littéraire : Les ailes de l’amour (Laraki/ Nidali), Les chevaux de Dieu (Ayouch/ Binbine), Secrets d’oreillers (Ferhati/Bachir Damoun) La moitié du ciel (Lagtaâ/Laabi). Les plus grands succès du box-office sont portés par l’influence d’une culture urbaine, voire underground (crash, comics, Rapp) qui va métamorphoser l’esthétique au niveau de l’espace, et de l’apparition de personnages décalés (Lakhmari), ou un cinéma de décadrage (Hicham Lasri).