Le lancement imminent de la solution de mobile payment de la BP fera-t-il de 2018 l’année de son véritable démarrage au Maroc? Après “l’échec“relatif des opérateurs télécom dans le mobile banking au début des années 2010, tout semble aujourd’hui réuni pour franchir le pas. Les trois opérateurs et les banques sont dans les starting blocks, aidés en cela par une implication plus forte de Bank Al Maghrib. Le Maroc réussira-t-il à rattraper d’autres pays du Continent bien en avance sur ce créneau?
Pour le Maroc qui se veut “un leader“ continental dans le domaine numérique, l’absence sur ce segment d’avenir fait tache. Car, échaudés par une première tentative ratée, les opérateurs télécoms marocains ont mis du temps à revenir, sans doute parce qu’ils ont cherché à «reculer pour mieux sauter». MobiCash de Maroc Télécom et MeditelCash de Meditel (actuel Orange Maroc), expériences de mobile banking devant se transmuer en mobile payment, n’ont pas pu tenir le coup. Résultat : le Maroc accuse un retard sur ce type de services, là où le Kenya est un exemple à l’échelle mondiale et où une offre telle que Orange Money cartonne dans 17 pays du Continent notamment en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Mali, en Guinée, etc. Loin du modèle restrictif du mobile banking qui oblige le consommateur à détenir un compte dans un établissement financier ou un établissement agréé comme tel (et profiter donc d’opérations que “tolère“ cet établissement), le mobile payement est un vrai portefeuille virtuel, souvent indépendant d’une contrainte de compte et disponible pour une gamme d’utilisation, de services et de prestations plus étendue.
Son succès, dans les pays dans lesquels il connaît une croissance fulgurante, tient donc à cette flexibilité et à cette facilité d’utilisation, en plus de son coût très bas (voire encadré : la leçon kenyane) .Les institutions marocaines ont-elles pris la mesure de ce changement de fond, voire de paradigme que draine le mobile payment ? Danstous les cas, le lancement de la «solution nationale pour le paiement mobile» donnera la réponse définitive à cette question. Pour l’instant, les institutions impliquées dans cette séance de rattrapage technologique semblent avoir trouvé le bon tempo pour mettre le Maroc sur la carte mondiale du mobile payement au cours de cette année. Bank Al Maghrib, aux avant-postes de ce projet, vient de donner quelques indications sur l’arrivée tant attendue de cette solution.
Aménagement de la loi bancaire
En effet, le comité stratégique constitué de la banque centrale et du régulateur des télécoms (ANRT) qui pilote ce projet laisse entrevoir le lancement de la solution lors du troisième trimestre 2018, avec une année de retard sur l’agenda initial. Mais la révolution du mobile payment se prépare et Bank Al Maghrib a procédé à un aménagement de la loi bancaire afin d’intégrer d’autres acteurs dans la définition d’établissement financier et de paiement. Ainsi, la nouvelle loi bancaire permet à un opérateur (privé, télécom, transfert d’argent) d’obtenir le statut d’établissement de paiement, d’ouvrir des comptes de paiement, d’offrir des cartes de paiement et de fidélité à ses clients. Destiné à des paiements de petits montants, les consommateurs verront leur carte bancaire, leur carte prépayée ou leur portefeuille électronique débité des montants de leurs dépenses. Depuis lors, un mouvement d’ensemble s’est mis en place, semblable à la ruée vers l’or américain. Les opérateurs s’activent pour prendre la vague au bon moment, développer leurs plateformes et apprêter leurs produits, services et offres. D’ores et déjà, Bank Al Maghrib a accordé des autorisations à Wafacash, Maroc Traitement de Transaction (M2T), Cash Plus, NAPS pour exercer en tant qu’établissements de paiement.
Elles pourront également ouvrir des comptes de paiement et offrir des services de paiement (adossés à ces comptes) à leurs clients. Les opérateurs télécoms ne sont pas en reste dans ce branle-bas de combat. Pour ne pas rater le coche, une fois encore, les banques mais surtout les opérateurs télécoms affinent leurs plans. À la décharge de ces derniers, le mobile a fait une grande percée dans la population et le marché marocain du paiement électronique est en croissance continue. En effet, selon les données de l’ANRT, le parc Internet mobile s’est établi à 20,83 millions d’abonnés à fin 2017 pour une progression annuelle de 31,69% (soit près de 5 millions d’abonnements nets). Aussi, selon le Centre Monétique Interbancaire (CMI), près de 9,8 millions d’opérations de paiement par cartes bancaires marocaines et étrangères ont été enregistrées sur les TPE des commerçants et des sites marchands affiliés à l’organisme sur les deux premiers mois de l’année 2018. L’activité de paiement via Internet (exclusivement) s’est quant à elle établi à 1,2 million d’opérations. La manne est donc considérable pour les opérateurs télécoms qui se positionnent sur le m-paiement, avec quelque 44 millions d’abonnés. Les trois opérateurs ont d’ailleurs déposé des demandes d’agréments auprès de la banque centrale.
Car, on se rappelle des expériences MobiCash et MeditelCash qui sont finalement passées presque inaperçues. À l’époque, les deux applications devaient fournir des services de transfert d’argent, règlement de factures, recharge de téléphone et quelques achats. Accueillis timidement, face à des opérateurs qui pensaient avoir trouvé le filon de nouveaux relais de croissances, ces services sont plutôt restés inoffensifs (notamment vis-à-vis des banques) et n’ont pas généré l’engouement d’un M-PESA ou d’un Orange Money. Ce nouvel essai pourra-t-il leur permettre de relever le défi ? Ailleurs, ces solutions font désormais partie intégrante de la vie des populations.
L’Afrique subsaharienne en pôle position
Si elles font aujourd’hui partie du quotidien des populations, c’est que les acteurs de ces marchés, notamment les opérateurs télécoms, ont réussi à transformer le déficit en bancarisation en une opportunité de saut technologique. Dans ces pays, les opérateurs télécoms se sont substitués au secteur bancaire dont le très faible maillage a exclu la plus grande partie des populations du système financier. Ainsi, dans ces pays, c’est d’un modèle de substitution ou de concurrence dont il s’agit (contrairement au modèle de coopération que le Maroc cherche à mettre en place). L’Afrique de l’Est très en avance dans ce domaine est la partie du monde la plus utilisatrice du mobile payment. La zone UEMOA/CEDEAO fait également de grands pas pour rattraper le train. Dans ces pays où Orange est très présent, Orange Money est devenu le nom générique du mobile payment, à l’instar de M-PESA au Kenya et en Tanzanie. Le transfert d’argent de personne à personne se fait simplement par SMS. Aussi, le paiement mobile permet de payer le salaire journalier des travailleurs, le paiement de la course des taxis, le transfert d’argent aux proches en cas d’urgence. Une réussite qui met davantage la pression sur le Maroc. Car dans son modèle, le royaume devra trouver un juste milieu entre des banques qui se sont démenées pendant les 20 dernières années pour relever le niveau de bancarisation afin de préserver leur business et la révolution technologique qui veut se défaire de toute contrainte.
La leçon kenyane
«Notre système de paiement virtuel n’est plus un produit. C’est devenu un réflexe incontournable», résumait en 2016 un responsable de Safaricom, opérateur téléphonique kenyan ayant lancé M-PESA.C’est dire la place importante qu’a pris le mobile payement dans la vie des Kenyans. Onze années après son lancement, en mars 2007, M-PESA est passé du simple service de transfert d’argent à une quarantaine de prestations incluant système d’épargne, remboursement de crédit, dépenses médicales, frais d’écolage, paiement d’impôts, versement de salaires, transferts internationaux, suivi de fonds humanitaires, services de trésorerie aux PME, programmes étatiques de subventions agricoles. La simplicité de l’outil et des coûts de transaction oscillant autour des 0,5% ont joué un rôle important dans la généralisation du porte-monnaie virtuel au Kenya. L’appui de l’État kenyan sur le plan réglementaire, en matière de finance dématérialisée, a été également déterminant. Destiné à un usage pour de faible montants et des dépenses de la vie courante (paiement de factures, règlement d’achats, etc.), M-PESA a permis à ses abonnés, entre juillet et septembre 2016 par exemple, de déposer et retirer environ 10 milliards de dollars US.
À l’échelle du pays, quelque 31 millions de clients sont abonnés aux services monétiques sur mobiles au Kenya et 66% de cette clientèle passe par le réseau M-PESA. Aujourd’hui le système est répliqué dans plusieurs régions du monde, notamment en Inde, en Europe de l’Est et au Moyen-Orient.
M-paiement : le ver est-il déjà dans le fruit?
Mic-mac et discussions à rallonge : la “fameuse“ solution nationale pour le paiement mobile au Maroc, promis initialement par Bank Al Maghrib pour 2017,a-t-il déjà du plomb dans l’aile ? Car, pour ne pas se faire contourner, s’adjoindre de nouveaux concurrents (opérateurs télécoms) et perdre ainsi leurs prébendes, les banques tiennent à être au centre du modèle marocain. Là où, au Kenya, exemple généreusement repris en chœur dans le royaume, le succès du mobile payement a été porté par les opérateurs télécoms et dû au fait que la banque n’est pas au cœur de la solution, ici, les banques font du forcing pour rester incontournables. Bank Al Maghrib assure leurs arrières. Outre cette dernière, l’ANRT, les principales banques et les opérateurs télécoms ont été associés à ce projet. Dans le projet marocain, la gestion opérationnelle de la solution devrait être confiée à un groupement d’intérêt économique (GIE). En outre, pour se lancer dans le domaine, la banque centrale exige des opérateurs télécoms de créer des filiales dédiées, sous prétexte qu’«il s’agit d’un moyen de paiement adossé à des comptes de paiement ou à un compte bancaire». D’autres exigences de la loi bancaire, en matière de gouvernance, de système d’information, etc., sont également opposées aux nouveaux acteurs. Enfin, les banques et les opérateurs chipotent encore sur la répartition des gains futurs de cette activité. Bref, les “démons“ des lourdeurs, celles qui jusque-là ont noyé les expériences MobiCash de Maroc Telecom et MeditelCash d’Orange Maroc, repointent leur nez. Le particularisme marocain finira-t-il par limiter les potentialités de ce marché ? Le mobile payement, ici, n’est pas encore sorti de l’auberge.
Soumayya Douieb