Aïcha Ouzine, née en 1968 à Aoufous, Maroc. Elle exerce à l’Institut Royal de la Culture Amazighe en tant qu’administrateur. Titulaire d’une licence en littérature française, Université Moulay Ismaïl-Meknès et d’un master en ‘Langue et Culture Amazighes’, Université Mohamed V-Rabat. Elle prépare son doctorat sur la l’écriture romanesque en amazighe et s’intéresse à la littérature maghrébine.
C’est d’un roman dit moderne qu’il s’agit. Véritable défi à la lecture fluide où l’auteur, opérant à divers niveaux et à travers plusieurs personnages juxtaposés (Meksa, Markus, Aksil, Yechou le traître, etc.), nous livre sa pensée sans linéarité aucune et selon des schémas tortueux, autant que torturés. Mais où le recours à «une succession de verbes d’action», en impliquant une accélération au récit, retient l’attention parfois défaillante du lecteur. Constatation peu étonnante, du reste, étant donné le pesant fardeau psychologique que porte l’auteur, et à travers lui son narrateur-personnage.
Étant donné, aussi, la matière complexe dont il est question, située qu’elle est dans des évènements profondément tragiques intervenus dans la montagne amazighe, que ce soit au Maroc ou en Algérie, pendant les années 1970/1980. Qui ont mis aux prises ses habitants avec les forces répressives d’un pouvoir central lointain. Et qui ont secoué jusqu’à ses tréfonds une société montagnarde mise en minorité dans son propre pays, bien que parlant sa propre langue, et pourvue d’un code de valeurs parfaitement adéquat. C’est dire, aussi, que le lecteur, averti ou non, doit fournir un véritable effort de compréhension. C’est à ce prix qu’il se mettra au diapason avec l’auteur; qu’il appréhendera à sa juste valeur un récit d’une incroyable fécondité.
C’est à cet exercice alléchant que se livre ci-après, non sans talent, Aïcha Ouzine. Elle est bien équipée pour cette tâche, il faut en convenir. Chercheuse amazighe, elle est originaire du même sud-est marocain que Lhoussain Azergui et partage avec lui une connaissance approfondie de la langue amazighe. Ayant bénéficié par ailleurs d’une formation classique en lettres françaises, elle est parfaitement rompue à l’étude de la narratologie, discipline exigeante s’il en est une. Le roman d’Azergui va précisément lui fournir une matière abondante dont elle va nous livrer une analyse correctement documentée inspirée, entre autres, de Jouve, de Genette et de Todorov.
Analyse menée simultanément sur les deux versions du roman : l’édition berbère; ainsi que la traduction en langue française. Nous abordons en premier le thème de la dichotomie linguistique entre l’arabe (langue officielle du pays) et l’amazigh (parler de la région d’origine), ainsi que le thème de l’errance.
Le tout marqué par des instances de fiction narrative où le narrateur du récit premier narre sa propre histoire à travers le ‘je’ (= ‘gh’, ġ ou ɣ en Tamazight), employé, du reste, en polymodalité dans le roman. Mais c’est le recours au rêve à double niveau qui frappe d’emblée, avec des éléments de songe qui s’emparent du journaliste dès lors qu’il enquête sur la montagne; ar twaragegh is da twaragegh, partageant cela avec le mental du narrateur-personnage, hanté par son passé tumultueux.
Pour citer Ouzine: «Dans le texte, il est des moments parfois où le renvoi se fait explicitement à l’auteur et où la confusion s’instaure…». Il existe un autre niveau qui entrecoupe le premier pour rapporter le projet d’écriture d’un roman, avec invitation à tel ou tel personnage d’y participer. Alors, quasi-désarroi du lecteur qui va confondre rêve et réalité, d’autant plus que l’on apprend en fin de roman : «ce n’était qu’un rêve». Désarroi procédant, en outre, de la difficulté qu’il y a à distinguer le narrateur-personnage, cantonné dans un rôle somme toute fictif, de l’auteur lui même. Celui-ci entend traduire le dénuement dans lequel se trouve le peuple amazigh des confins du pays, raconter son histoire occultée des années 1970/80.
À la base du malaise du personnage, se situe sa très pénible incarcération pour subversion, transmise par narration ultérieure (p.28). D’autres faits sont transmis par narration intercalée : «les personnages des récits ‘enchâssants’ pénètrent dans les multiples récits ‘enchâssés’, nous explique Ouzine, ce qui a pour résultat de « brouiller les niveaux narratifs, les frontières du réel, de rompre le vraisemblable». Au niveau des fonctions méta-narratives on met en exergue le pouvoir qu’a le narrateur «de pouvoir diriger, disposer, orienter manipuler, gérer ses personnages » (p.58), et où il «se pose en témoin rétrospectif ». On retiendra l’auto censure que pratique l’auteur par rapport au temps et à l’espace, Maroc ou Algérie, avant ou après.
D’où un flou géographique que l’on relève à travers une énumération, ainsi qu’une analyse des noms de villages plus ou moins vraisemblables. Par exemple, le toponyme Ayt Buwulli est totalement romanesque, ce village n’étant pas situé dans le Moyen Atlas, on le sait, mais dans le Haut Atlas central ; quant à Tizi n Ifran, il n’existe pas. Mais on ne peut en vouloir à l’auteur, car c’est de la spatialité d’un roman qu’il s’agit. Pour conclure, j’estime que la somme de travail fournie par Aïcha Ouzine est tout bonnement prodigieuse.
Au terme d’une analyse fouillée du roman d’Azergui, et d’une comparaison détaillée entre la version française et celle en Tamazight, portant sur le style, l’expression et le lexique, et après une bibliographie de cinq pages, elle nous livre deux annexes importantes : une première basée sur un entretien de l’auteur où il s’explique quant au but recherché par son roman : notamment, écrire dans sa langue propre sur son peuple caché, «réduit au silence» face à l’arabo-islamisme.
Une deuxième annexe consiste en un glossaire complet des termes employés dans Aghrum n Ihaqqarn. Celui-ci ne manquera pas d’intéresser le linguiste souhaitant se pencher un tant soit peu sur la langue amazighe. Par ailleurs, à l’instar d’Ali Iken dans Asekkif n Inzadên (2004), dépassant de loin son parler du sud-est, Azergui le natif de Tinjdad ratisse très large dans sa recherche de vocabulaire, de termes accessibles au plus grand nombre d’«amazighophones», et c’est tout en son honneur.
Quelques exemples : mlegh, tigemmi (<tacelhiyt) remplacent nεategh, taddart; tura, tamurt (<parlers zénètes) sont notés au lieu de dghiy, tamazirt. À vrai dire, vu la fascination qu’exerce sur moi le roman rédigé en langue amazighe, c’est là que réside l’intérêt principal du roman et de l’analyse qu’en fait Aïcha Ouzine ! En tout cas, puisse son travail inspirer bien d’autres chercheurs amazighes, qu’ils soient du sud-est marocain ou ailleurs, peu importe, afin qu’ils la suivent dans cette même voie de l’analyse comparative des romans en langue amazighe, avec leur beauté intrinsèque. Que ces chercheurs en soient fiers, en se tournant résolument vers l’avenir pour triompher des intrigues, de l’hypocrisie, des volontés d’étouffement linguistique inavouées, et que, tout en respectant tamġrabiyt, que vive Tamazight!
Michael Peyron