Pour des politiques publiques de «développement humain et durable», un régime démocratique est un préalable. A condition qu’il soit basé sur la plus large et la plus effective participation possible des citoyens et citoyennes, à leurs choix de conception et de mise en œuvre de telles politiques. Or, la participation citoyenne et démocratique passe quasi-obligatoirement, en plus des urnes, par l’ouverture d’un «espace public» qui soit accessible aux citoyens et citoyennes, à leurs voix, grâce à des portes d’accès et à des outils d’implication et d’inclusion pour tous et toutes. L’internet (l’ère numérique plus globalement) a élargi cet espace public, particulièrement depuis le début de ce siècle, grâce aux réseaux sociaux qui sont massivement investis, partout dans le monde, par le «cyber-citoyen» ou «E. Citoyen».
La 3ème décennie, qui s’annonce de ce siècle, ouvrira et bouleversera davantage les périmètres et les opportunités d’accès, d’interactivité et d’influence de cet espace public numérique, hyper-connecté, sur «Le Politique», les politiques publiques, surtout de développement, local assurément, national durablement. Ceci, grâce, ou au moyen du dernier phénomène ou évolution de l’ère numérique : l’intelligence artificielle qui envahit progressivement tous les secteurs de l’activité humaine et «augmente» ou modélise les capacités de l’Homme, son «savoir-vivre» comme son «savoir-faire» en société. Pour ces deux savoirs, qui font de l’Homme cet «animal social», unique parmi les espèces vivantes, on ne se suffit plus des performances de notre cerveau qui abrite et gère notre intelligence «sociale» et notre «intelligence émotionnelle».
L’homme de ce siècle numérique augmente cette force particulière par l’intelligence qu’il injecte dans les machines, dans les objets connectés et dans les robots, au moyen d’une exploitation sans fin des sciences informatiques et leurs langages, des algorithmes, des technologies de la communication et de l’information… Il devient un «homo-labyrinthus», un «homme-réseau des réseaux», un «individu-Data»… Rien d’étonnant, après tout, puisqu’il est physiquement et intrinsèquement un réseau de réseaux, avec son cerveau aux 86 milliards de neurones, aux milliards de synapses (100.000 par neurone, en moyenne), son réseau sanguin, ses 60.000 milliards de cellules, jusqu’à son génome humain et son ADN !La complexité et la fulgurance de cette hyper-connectivité à l’intérieur de notre corps humain augmenteraient donc, par extension ou par procuration, grâce à l’intelligence artificielle (« AI », en anglais)!
Certes,cette «AI» est le fruit et l’innovation de notre cerveau, de notre intelligence humaine. Mais, cette «extension artificielle et algorithmique» de notre intelligence, autant elle semble promettre et même témoigner de nouvelles conquêtes pour le bien-être de notre espèce, voire pour sa survie, autant elle ne manque pas d’inquiéter par de potentielles, et même évidentes, menaces risquant de nous «déshumaniser», de nous coloniser, de nous asservir, voire de nous détruire… En témoigne l’appétit insatiable, ces dernières années, de Hollywood pour le filon des films dont les héros destructeurs sont des robots, depuis leur ancêtre «Robocop»! «Celui qui deviendra leader en ce domaine sera le maître du monde» déclarait Vladimir Poutine en 2017 devant un parterre d’écoliers russes et de journalistes.
L’inquiétude règne plus que l’optimisme, partout dans le monde. En fait, l’inquiétude a toujours accompagné les avancées et les découvertes de l’AI, depuis les travaux de ses fondateurs, mathématiciens, philosophes, physiciens : le français Descartes (qui construisit un automate à l’image de sa file Francine morte prématurément en 1640), son contemporain, le philosophe allemand Wilhem Leibniz et son « cylindre», ancêtre des calculatrices, le mathématicien américain Norbert Wiener, grand théoricien fondateur, dans les années 1940/50, de la cybernétique comme son contemporain et collègue russe Viktor Glouchkov… Ces deux ou trois dernières années, on ne compte plus le nombre de colloques, de symposiums, de conférences régionales et mondiales (à l’IUT, à l’Unesco et autres agences onusiennes), de rapports et d’expertises de prospective qui sont organisés sur tous les continents à propos de l’AI. Mais si l’Europe, France de Macron en tête, s’inquiète tout particulièrement de ses retards en AI par rapport aux USA, au Japon et à la Chine qui, elle, fait les bouchées doubles comme dans nombre de technologies futuristes, l’Afrique, elle, notre continent à nous Marocains, risque d’être l’aire la moins réceptive concernant les promesses et les risques de l’AI, alors qu’elle est le continent le plus avide de moyens, d’outils et d’innovations pour gagner les innombrables batailles de développement humain qui l’attendent et l’assaillent déjà avec sa démographie jeune et galopante, sans parler de ses gros déficits économiques, démocratiques, technologiques, éducatifs etc.
Intelligence artificielle et développement en Afrique
C’est avec une telle crainte concernant l’Afrique en relation avec l’AI que plus d’une centaine d’experts des cinq continents, titulaires de chaires ou membres associés du réseau Orbicom des chaires Unesco en communications, ont été réunis, du 13 au 15 Mars dernier, par l’Université Bordeaux Montaigne (France) afin d’«interroger le développement et l’usage des meilleures pratiques d’Intelligence artificielle par les acteurs économiques, publics et civils en Afrique». La donne de l’AI est déjà partie déterminante dans nos projets de développement humain et donc, l’exploration du futur de l’AI en Afrique ne peut plus être prise pour un luxe inaccessible, une fuite en avant ou une perspective irréaliste. C’est ce qu’ont admis les participants à ce symposium. Comme pour faire échos à la prédiction du spécialiste français Dominique Wolton : «La société de demain se trouvera au bout des claviers».
Les peuples, usant demain de l’AI (les algorithmes, la robotique, les machines Learning, les Datas, les Block Chain, les Smart Cities, les Over-The-Top ou OTT, les nano-implants… sans oublier le smartphone si présent déjà, à une large échelle, en Afrique), auront un « imaginaire technologique » comme source d’innovations et d’actions pour leur développement humain. Mais aussi comme source de nuisances et de menaces pour leurs formes de cohésion, leurs valeurs humaines et pour l’éthique et la sauvegarde normative de leur humanité. Comment donc les pays africains, dont le Maroc, doivent-ils se préparer aux promesses comme aux menaces de l’AI ? L’enjeu central étant ce qu’il est convenu d’appeler un «développement intelligent». Comment l’homme africain, encore sur le seuil de l’intelligence artificielle dans nombre de secteurs de son développement (agriculture, éducation, santé, industrie…) pourrait-il s’approprier en urgence, avec approches critiques et holistiques ces nouveaux rapports multidimensionnels et multisectoriels entre l’Homme et la machine, entre sa propre intelligence humaine et ses potentielles créations d’outils d’intelligence artificielle ?
L’Afrique ne peut se soustraire à la trajectoire de l’évolution des innovations technologiques dont la marche fort soutenue de l’AI.
L’ONU estime que d’ici 2020 plus de 200 milliards d’objets seront connectés. Alors que l’UIT pointait en 2018 que 62% des organisations à travers le monde utilisent l’AI, que 20% des publications professionnelles sont rédigées par des machines, que près de 6 milliards d’objets connectés sont pris en charge, que 45% des entreprises les plus performantes de par le monde ont moins d’employés que de machines intelligentes…En ce mois d’avril 2019, les Japonais découvriront sur leur écrans TV, comme promis en février dernier, la présentatrice de JT, «Erica», robot humanoïde créé par Hiroshi Ishiguro, Directeur du «Intelligent RoboticsLaboratory» d’Osaka . Plus de la moitié des dépêches diffusées actuellement par l’agence de presse «Chine nouvelle» son rédigées par algorithmes…
L’AI s’introduit donc et avance inexorablement avec impacts réels dans tous les secteurs de l’activité humaine, à des degrés fort croissants avec le temps : dans les économies des pays, dans les entreprises, dans les champs de l’apprentissage et de l’éducation, de la connaissance, de la communication et des savoirs… Quid en Afrique?
Il y a déjà des engagements encourageants sur le continent. Par exemple, près de 90 milliards $ déjà investis à ce jour dans l’AI pour l’acquisition et la conception de drones qui aident à une gestion intelligente de l’environnement agricole et des cultures (prévision de météo, de catastrophes,régulation de l’irrigation…). Des laboratoires de recherches et d’applications diverses de l’AI, dans l’éducation notamment, existent déjà en Côte d’Ivoire, au Bénin, au Cameroun, au Sénégal…
Les participants au dernier symposium d’Orbicom à Bordeaux, dont certains et certaines venus d’Amérique latine, d’Asie et d’Europe du Nord et de l’Est, en plus d’Africains francophones et anglophones, ont échangé leurs expériences sur nombre de questions qui interpellent les politiques publiques : comment préparer les jeunes à concevoir et à interagir avec l’AI ? Comment installer un enseignement obligatoire de l’AI dans les systèmes scolaires et de formation ? Quelle place aménager dans ces systèmes aux «sciences numériques», depuis l’école primaire ? Déjà, nombre de pays dits « info-riches» s’attèlent pour introduire plus systématiquement dans leurs systèmes scolaires l’apprentissage du codage informatique, comme la France, l’Angleterre… Qu’attend l’Afrique ? Qu’attendons-nous au Maroc?
Ne nous trompons pas, L’AI devient un outil puissant sur les plans économique, politique et militaire. Phase avancée de la révolution numérique, elle façonnera l’ordre international des décennies à venir. Les empires digitaux américain et chinois domineront fort probablement la géopolitique internationale dans les années à venir. L’Afrique, quant à elle, semble pour l’instant menacée de «cyber-colonisation».
Jamal Eddine NAJI
(Président du réseau Orbicom des chaires Unesco en communications)