Jamal Eddine Naji*
On ne compte plus, chaque jour, les scandales de corruption qui, dans tous les pays du monde, emportent des leaders politiques ou autres, et même des régimes réputés indéboulonnables, en Europe de l’Ouest comme de l’Est, en Amérique du Nord, en Asie, en Amérique Latine et du Sud, en Afrique, dans le Monde Arabe (Tunisie, Libye, Égypte, Algérie et Soudan actuellement…).
L’hydre de la corruption, grossière ou sophistiquée (Mobutu signait des ordres d’encaissement à sa banque centrale sur des serviettes papier de restaurant!), semble rajeunir et prendre davantage de vigueur avec la complexification des outils et astuces de procédures à l’ère numérique et avec la financiarisation des mondes politique et économique. Mais plus la corruption et ses consœurs que sont la fraude fiscale et les détournements de fonds et de biens publics, se généralisent, plus les discours des politiques, des législateurs et des sociétés civiles redoublent de promesses, de «mesures», de «campagnes» de dénonciation, de sensibilisation, de mobilisation contre ces fléaux qui n’épargnent ni les grands de ce monde ni le simple et ordinaire citoyen. Ainsi en est-il chez nous, au Maroc, comme partout ailleurs.
Depuis la fort controversée et manipulée «campagne d’assainissement» orchestrée en décembre 1995 par Basri, après la lointaine opération quelque peu similaire et tout aussi douteuse de Mars 1973, dans le sillage de «la marocanisation/récupération» des terres agricoles et des industries, on ne compte plus, surtout ces dernières années, les discours, serments de foi, plateformes, plans nationaux, commissions et même institutions solennelles dédiées à la lutte contre la corruption. C’est notre côté cour.
Dans notre côté jardin, largement ouvert sur nous tous, au quotidien, le « bakchich » (mot qui nous vient du persan via le turc, deux mondes inconnus sur nos terres), corrompt et contamine Marocains et Marocaines dès la naissance.Demandez donc à nos cliniques privées ce que leur rapporte « en noir» l’accouchement par césarienne ( entre 60% et 90% des naissances dans le secteur privé)… Lors de son ultime hospitalisation, Feu Ssi Larbi Messari, dont le passage sur terre a été des plus exemplaires sur le plan éthique et de la rectitude, comme journaliste, ministre, auteur, ambassadeur et homme politique, une grande clinique privée sur la place de Rabat exigea du «cash» à sa famille avant qu’il ne soit admis aux soins d’urgence et ce qui s’en suit ! Imaginez l’affliction de ce grand homme au Maroc de 2015 ! Alors que le pays, l’État, nos institutions et notre grand tissu d’ONGs pensaient avoir accumulé multiples digues contre cette épidémie sournoise et cancérigène !
Début des années 2000, je tombais, dans un dispensaire public d’une bourgade rurale en pays Abda, sur un couple d’infirmiers qui bourraient à volonté de psychotropes leur jeune médecin en poste, déprimé par son affectation, ce qui permettait à ces agents du service public de détourner la population, chaque matin, avant l’ouverture légale du dispensaire, vers leur domicile et se faire payer «cash» des «consultations» et soins sommaires, en plus de médicaments subtilisés à la pharmacie du dispensaire ! Quelques années auparavant, un agent de contrôle de frontières, à l’aéroport de Casablanca, visiblement hésitant au vu de ma profession comme journaliste, porté sur mon passeport, n’osa me soutirer qu’une «carte de visite» ! «Elle vous servirait à quoi ?!», lui dis-je. «On ne sait jamais !», répondit-il ! «Au moins mordre un bout de la tortue !», dit notre adage ancestral.
Marocains, Indonésiens ou chinois ?
Un adage qui a la peau dure puisqu’il est le mot d’ordre auquel nous répondons par automatisme, par instinct quasi-identitaire, corrompus et corrupteurs que nous sommes. Nos visiteurs étrangers, qu’ils soient touristes ou investisseurs, nous identifient toujours comme tels, sans hésiter. A peine moins qu’ils ne le font dans le cas des Indonésiens, à la réputation légendaire en le domaine. Ce que décrivait magistralement le plus célèbre écrivain indonésien, PramoedyaAntaToer (1925/2006), dans son «Korupsi», publié en 1954 (traduit en français en 2001). Son héros, « Bakir », fonctionnaire longtemps intègre, finit un matin par se dire : « J’ai envie d’y goûter à mon tour, comme tout le monde ».
Autre adage de chez nous, mais celui-ci plus structurant sociologiquement et tout aussi constitutif de notre «spécificité marocaine» recommande : « Ne sort du groupe ou n’en renie les pratiques que le maudit !»… Ou encore : «Fais ce que font les gens !». Comment, avec de telles maximes de vie, que les générations se filent et nourrissent, dans tous les faits et gestes du quotidien (depuis le gardien imposteur de gardiennage de parkings, jusqu’au contrôleur de marchés publics), pourrions-nous ne pas succomber au «Veau d’or» comme «Bakir», l’indonésien ?! Attendrions-nous un Messie pour briser cette loi du «Bakchich», du «Lacet» («A’Ssir») qui entrave nos projets, nos marches et causes pour le développement et la dignité?! Certains actes de corruption peuvent très bien être assimilés, de par leurs conséquences, à des actes de haute trahison fermement condamnables pour le bien de la collectivité… Comme ce professeur universitaire qui soutire un misérable billet de 100 Dhs à tout étudiant désireux d’un bref rendez-vous (dans un café d’une de nos villes côtières) pour bénéficier de conseils sur son parcours… Ou cet autre, ces autres, qui monnayent à des milliers de Dhs une inscription dans un cycle supérieur ou une autorisation de soutenance !
Notre salut est-il dans le système en cours de généralisation en Chine (1 milliard et demi d’individus !) et qui consiste à épier les faits et les gestes de chaque citoyen, au moyen de capteurs et caméras numériques partout, afin d’accorder à chaque citoyen une « note sociale » ou de « bonne conduite » laquelle induit des sanctions (exclusion d’assistance sociale, de crédit, de logement social, d’emploi…) ? Pour l’heure, la Chine n’est pas épargnée par la corruption dans sa vie interne comme dans ses affaires florissantes à l’international.
En tout cas, chez nous, vu l’ampleur de cette pandémie, nous avons besoin de savoir à qui nous avons affaire, au quotidien : corrompu ou corrupteur ? A quel niveau de prébendes indues ou illicites doit-on s’attendre chez l’un comme chez l’autre ? Ne serait-il pas commode pour nous tous de décliner, à chaque « transaction » entre nous ce types d’informations… en toute « citoyenneté corrompue » ? Comme, par exemple, pourquoi pas, de porter sur la carte nationale de chaque Marocain et de chaque Marocaine, un indice sur une « échelle de corruption » de 5 ou 10 niveaux… Transparence oblige, notre corruption serait, en conséquence, un secteur d’activités quantifiable économiquement, comme tout secteur économique producteur de richesses, et même planifiable quant à son développement selon des objectifs souhaitables par la collectivité !!!
Car qui croirait qu’on cessera un jour notre idolâtrie pour «Al H7abba», pour «Al Ikramiates» (autre mot intrus chez nous !) ?! Un «indice corruption d’identification» («ICI») porté sur la CIN serait logique dans notre biotope qui pollue par ce pêché presque originel, nos vies, nos consciences et nos rêves pour ce pays.
*Expert chercheur en communications;
*Président du Réseau Orbicom des Chaires Unesco en communication