La déconstruction d’un mythe

Les confessions de M’Barek Bouderka dit «Abbas»

«Raconter un drame, c’est en oublier un autre»

Paul Ricœur

Rabat, mars 1973 : la capitale du Royaume est en ébullition après un automne mouvementé, grèves, manifestations estudiantines, arrestations.

Le 24 janvier interdiction de l’UNEM et une chape de plomb pèse sur la ville. Par cette nuit de mars encore hivernal, je rentre d’une séance  de cinéma en rasant les murs : on n’est jamais sûr d’échapper à une rafle «sauvage».

D’autant plus que j’étais membre d’un parti interdit (le PLS). C’est l’année de la sortie marocaine du film italien, Nous sommes tous en liberté provisoire (Damiano Damiani, 1970). A la maison, mes compagnons sont déjà dans les bras de Morphée mais la radio (magnifique média de ces temps révolus) est encore allumée. J’attrape au passage un bulletin d’information laconique qui m’apprend qu’une bombe a été découverte dans les locaux du théâtre Mohammed V…Qui ? Quoi? Comment?

Casablanca, févier 2020 : je déambule dans les allées encombrées (c’est un samedi) du salon du livre ; j’ai déjà fait quelques provisions (Bourdieu, Guessous, Aourid, Mehdi Amil…) mais j’ai encore un titre en tête. C’est un livre qui vient à peine de sortir. Je me renseigne auprès d’un éditeur. Entendant le titre recherché, son assistant quitte pratiquement de son bureau et vient m’indiquer la direction.

Arrivé au pavillon indiqué, je regarde à gauche à droite ; un citoyen chargé de livres, pratiquement de ma génération, remarque mon hésitation et m’interpelle «tu cherches le livre de M’Barek Bouderka ? Il est en face». Je traverse l’allée, un jeune homme souriant m’accueille. Le livre se vent comme des petits pains. Il me tend un exemplaire. C’est le neveu de Bouderka. Spontanément on se met à parler en tachelhit : «ourili M’Barek ghid ? Ouhouy, iKanten sbah, iskr taouki3» (débrouillez vous pour la traduction)…

En effet, il s’agit du nouveau livre de mémoire de M’Barek Bouderka. Je dévore le livre en moins de 48 heures et j’apprends beaucoup de choses et entre autres que le poseur de bombe de ce fameux mars 1973, c’est lui. Ou plus précisément Abbas. Car Bouderka est digne d’un personnage sorti d’une fiction; il a longtemps vécu en double. Deux vies parallèles, à l’ombre des puissants de l’époque. Il y a eu M’Barek, du plein jour,  jeune avocat amazigh promis à une belle carrière dans le barreau, inscrit dans un illustre cabinet, celui de Maître Abderrahim  Bouabid… et il y a Abbas, celui de la nuit, le militant clandestin qui transporte les armes, prépare les caches et finit par poser des bombes.

Il y a M’Barek membre d’une cellule du parti de gauche, l’UNFP – tendance Rabat, qui organise les masses des quartiers populaires  et il y a eu Abbas, partisan de la lutte armée, membre d’une organisation secrète, véritable sous-marin au sein du parti et qui coordonne avec son camarade et ami, Omar Dahkoune, révolutionnaire professionnel,  rentré de l’exil malgré qu’il est recherché (c’est un rescapé du coup de force de Cheikh Alarabe); rentré au pays pour  allumer la mèche de l’embrasement général, souhaité mais qui s’est révélé un mirage.

Le livre de Bouderka peut se lire en effet, comme la passé d’une illusion. Comme la chronique d’un échec annoncé. Dans ses confessions, une phrase terrible, mais qui dit bien la force de caractère de l’auteur, résume bien le bilan critique de cette tentative : «l’entreprise a échoué avant même de commencer». Un jugement né d’une approche lucide de ce qui relève bien du destin tragique d’un soulèvement armé bâclé et traversé de multiples lacunes.

Le livre est dans  ce sens une œuvre fondatrice, passionnant humainement, tonique intellectuellement. Livre important par son auteur d’abord. M’Barek Bouderka a pris son temps pour livrer ses mémoires. Rentré aguerri de cette expérience qu’il a vécu pleinement, il s’est investi avec autant d’engouement dans la réussite de l’étape politique  inauguré par le nouveau régime. C’est une figure majeure de l’équipe autour de feu Benzekri qui a permis au Maroc de réussir une expérience originale de la justice transitionnelle. Tous ceux qui l’ont côtoyés dans différents contextes, soulignent ses immenses qualités humaines qui remontent à son éducation, à ses origines Soussis : intégrité, loyauté, et engagement sans faille. Livre important par sa forme même.

Certes, il relève de ce tourisme en vogue, celui des voyages dans le passé, récits mémoriels, souvenirs, carnets de route commencent à fleurir dans notre paysage politique. Mais Bouderka et son co-auteur, l’historien Tayeb Beyad ont choisi de confronter discours de la mémoire et discours des archives. Des documents, souvent inédits viennent étayer, appuyer ou compléter un récit, un souvenir. La sagesse de Bouderka qui l’amène à se méfier des abus de mémoire, de ses dérives et de ses manipulations.

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