Plus qu’un virus…

Smain Yaich

Jamais l’humanité n’avait d’ennemi commun tel qu’elle en dispose désormais, ne serait-ce qu’en termes d’obsession. Il est vrai que l’histoire de cette même humanité témoigne de passages, plus ou moins longs, de diverses épidémies, mais à l’ère de globalisation, aussi bien les causes que les conséquences de la propagation du Corona virus s’avèrent amplement originales. Une seule réalité ressort de l’évidence après un premier bilan de cette pandémie, c’est que personne ne peut trancher de la nature du phénomène.

Epidémiologistes, médecins, biologistes, sociologues, économistes, juristes et politologues, tous sont ainsi alliés pour essayer de contourner les effets néfastes de cette catastrophe. Un confinement au pluriel aurait été décrété dans les quatre coins de la planète. Même aux Etats-Unis, là où la machine économique n’est guère prédisposée à arrêter de fonctionner, on a été obligé d’abdiquer et le Président Trump avait dû à maintes reprises assouplir sa position et reconnaître que l’issue de cette dédale ne semble pas très proche. Sur le plan politique, les acteurs ne sont plus les mêmes. La scène également a changé de physionomie. Le réalisme politique et le pragmatisme méthodique, ayant souvent caractérisé les hommes au pouvoir et leurs élites traditionnelles, devaient perdre énormément de leur éclat.

L’épreuve du Corona virus risque de faire changer profondément les concepts classiques de la science politique. La notion de citoyen (simple électeur ou contribuable dépourvu de toute conscience en termes de prise de décision) paraît être désuète. Il n’est plus concevable de traiter ledit citoyen de la manière traditionnelle le reléguant au second rang de la réflexion politique. L’Etat devrait rompre avec cette vision exiguë de simple pourvoyeur de services publics en contrepartie d’une pression fiscale plus ou moins accablante. Sans trop philosopher, le débat est appelé à intégrer de plus en plus de protagonistes, dans une sorte d’espace public aussi vaste pour refléter une représentativité meilleure. Il n’est plus question de type de suffrage ou majorité acquise par des élus des plus opportunistes.

Les valeurs électorales ne pourraient être considérées comme sources uniques de légitimité. Celle-ci devrait désormais être fondée sur la nature du champ communicationnel s’établissant entre les divers acteurs sociaux sans la moindre discrimination. D’un autre côté, la porosité des frontières (matérielles ou même virtuelles) à l’échelle planétaire présente des symptômes de fragilité sans précédents. On assiste à une communauté de pensée, non essentiellement en matière de recherche de solutions, mais sûrement en termes de compassion et de souffrance. Jamais le monde ne s’est senti emprisonné voire incapable d’agir pour opérer le moindre changement. Corona virus semble imposer de nouvelles donnes géopolitiques.

Le virus « chinois », selon l’expression aussitôt retirée de Trump, s’est rapidement multi nationalisé pour n’épargner presque aucune région du monde. La bipolarité renaît de ses cendres, mais cette fois-ci avec un nouveau géant qui ne croit pas énormément en l’utilisation de la dissuasion militaire (du temps de la guerre froide) quoi que, selon les études et rapports qui font jour, ledit géant n’en manque pas d’armes sophistiquées ni de soldats (en qualité et effectifs). La guerre est désormais diplomatique, économique (commerciale et même monétaire), voire humaine et la rivalité porte sur l’image de marque tant altérée par la responsabilité en matière de propagation de la pandémie qu’en termes de l’assistance accordée aux pays les plus touchés. Les alliés futurs ne seraient plus les mêmes, répugnant toute forme de subordination.

L’Europe vieilli non seulement par la teneur de son histoire, mais particulièrement par les disparités flagrantes parmi les membres de son Union. L’après corona s’annonce bien révélateur, en ce que cette confiance aveugle en un « big brother » super veillant s’avère de l’ordre des chimères. Il ne serait plus facile de former une coalition pour aller conquérir « un ennemi présumé », comme ce fut le cas en Irak ou en ex Yougoslavie en dernière décennie du XX ème siècle. On multiplierait bien les calculs et l’on tergiverserait avant d’intégrer de telles manœuvres. Il est prématuré de parler d’un nouvel ordre international ou mondial, mais tout un chacun est convaincu que les mutations à venir s’annoncent d’emblée des plus profondes.

Déjà sur le plan interne, les systèmes sociaux (santé et éducation) se sont avérés bien déficitaires. Des pays comme l’Italie et l’Espagne, voire même les Etats Unis, souffraient de manque de visions stratégiques. Autrement quel a été l’objet de ces milliers de centres de recherche dont regorgent ces pays, si ce n’est la prévention de l’ampleur de telles catastrophes. Il est temps peut-être de revoir cette vision rousseauiste d’un contrat social déséquilibré privilégiant amplement les considérations souverainistes de l’Etat au détriment des aspirations de prospérité et de bien-être des citoyens.

La puissance de l’Etat devrait avant tout être testée à l’égard de la gestion du quotidien de ses sujets et non à travers des aventures fantaisistes au-delà de ses frontières. Quant au confinement plus ou moins imposé, il pourrait être conçu comme la plus significative des vertus de cette pandémie. Outre sa nécessité et son efficacité, en tant que remède unique avant la conception d’un quelconque vaccin tant espéré, le confinement aurait dévoilé plusieurs vérités qu’on s’efforçait délibérément d’ignorer. On nous a souvent présenté la mondialisation comme un processus d’effacement de frontières, ou comme une remise en cause des dimensions temps et espace, ou encore comme un phénomène de déterritorialisation de l’univers… le confinement ne fait que consacrer ces diverses thèses tout en générant d’autres formes d’isolation beaucoup plus structurelles.

Les voies de communication, de nature virtuelle, s’imposent de manière exclusive, dans tous les volets de notre vie sociale. Tout, ou presque, se fait à distance via un réseau des plus compliqués. Il est vrai que le monde n’a pratiquement plus de frontières, mais celles-ci se dressent désormais en (et autour de) nous. Elles seront de nature psychologique. Déjà depuis plus d’une décennie, il s’est de plus en plus créé un nouveau mode de vie articulé autour de la notion d’ « être virtuel ».

Etre dé-connecté de son milieu réel, puisqu’il l’est à travers le réseau des réseaux, y faisant ses courses, ses études, voire ses amours. Le confinement n’est pas un phénomène nouveau, on le vivait sans vouloir l’avouer, et ce à travers la conception la plus réaliste de ce phénomène de globalisation. On est soi-même confiné, en cédant toute sorte de volonté à une machine nous guidant dans la moindre prise de décision. Cette forme de dépossession, dont nous (ex) être humains, faisons l’objet, traduit parfaitement notre vulnérabilité. On s’est cru capable de conquérir d’autres univers, après avoir dévasté et dénaturé notre pauvre planète.

On faisait semblant d’avoir été conscient de relever moult défis, en rapport avec l’environnement et le développement durable… les traités et protocoles se sont multipliés depuis le sommet de Rio de Janeiro… mais on s’est résolu depuis que le poids des multinationales et des lobbies les représentant était beaucoup plus pesant que celui des Etats. Et c’est là l’une des plus belles prophéties dont nous a gratifié ce fameux système néo-libéral, incorporant l’Etat dans le fond du capitalisme. Les pouvoirs publics, aussi bien dans les pays développés que ceux du tiers monde, ne sont pas uniquement les bras séculiers de la soi-disant bourgeoisie, selon la conception marxienne, mais ils y sont foncièrement intégrés.

On est gouverné, solennellement, par l’économique dans le sens large du terme. Pire encore, l’économie dont il est question ne présente rien de réel, elle se fait par une création de fortunes imaginaires à base spéculative sans le moindre rapport d’égalité avec la production de biens. Les carences du système monétaire, depuis la chute des accords de Bretton Woods, font que l’on vit dans une anarchie totale quant à la création et l’échange de monnaies. C’est ainsi que les marchés financiers, pompés par toutes sortes de produits financiers dérivés, se présentent de nos jours comme des casinos ou maison de paris et de jeux. Processus davantage accentué à travers la conquête desdits marchés par les algorithmes, consacrant cette nouvelle théorie des nano (allusion faite à la vitesse faramineuse des exécutions des ordres d’achat et de vente sur ces marchés).

Sans négliger le phénomène de privatisation des monnaies par le développement des crypto monnaies, référence faite notamment à ce que l’on convient d’appeler désormais Blochchain… les exemples dont nombreux et le bilan ne cesse de s’alourdir. Le corona virus nous révèle ainsi toutes nos défaillances. Il a pu, à lui seul, défier toutes les disparités idéologiques et conceptuelles. Il nous a prouvé que l’homme était avant tout homme, quelques soient sa couleur, son origine ou sa religion. Les différences sont créées pour servir les intérêts d’une minorité qui, pratiquement, n’a qu’une seule foi, celle de l’accumulation de richesse…

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