Affirmer la volonté politique de réussir la relance

Par Ahmed Belhamed*

Lélevage au Maroc demeure l’une des principales filières du secteur agricole, qui joue un rôle socio-économique de premier plan. Ahmed Belhamed, ancien cadre de la CNCA et directeur de Cabinet de Moulay Ismail Alaoui (ancien ministre de l’Agriculture et du développement rural et des Eaux et Forêts, sous le gouvernement Youssoufi II), décortique, en expert économiste, cette filière à haute valeur ajoutée et jette un faisceau de lumière indispensable à sa relance, dont l’objectif est de saisir d’importantes opportunités au développement du monde rural et d’ouvrir des brèches qui assureront une avancée économique certaine.

L’activité élevage concerne 70% des exploitations agricoles recensées au Maroc soit 1.1M d’unités réparties dans toutes les strates de superficies avec toutefois une forte concentration des bovins (88%) dans les petites et moyennes exploitations et une mention particulière pour la strate de moins de 3ha qui englobe 27% des bovins, 40% des ovins et 50% des caprins. La taille moyenne par éleveur ressort à 3 têtes de bovins, et 20 bêtes pour les ovins et les caprins.

Le secteur concourt pour près du tiers du PIBA correspondant à 5% seulement du PIB national au regard des 40% d’actifs ruraux qu’il occupe. Et bien qu’il représente le deuxième débouché de la production céréalière et ses dérivés, l’élevage demeure une activité peu intégrée à l’économie nationale par ses transactions de biens et services ce qui explique en même temps sa très faible capitalisation.

Le secteur s’articule autour d’effectifs globaux qui n’ont pas connu de très grandes variations, en tendance lourde, au cours des trois dernières décennies. Globalement donc, le cheptel national se compose de 3.2 M de bovins, 19M d’ovins et 6M de caprins. Ces effectifs essaiment dans toutes les régions du royaume avec une concentration pour les bovins dans les régions irriguées et du bour moyennement favorable de la Chaouia et Abda principalement.

Cette trop grande dispersion spatiale des effectifs qui touche différentes zones agro climatiques à potentiels fourragers (artificielles et/ou naturelles) trop contrastés permet difficilement une délimitation de « bassins » d’élevages spécifiques pour l’organisation du secteur en filières (viande-lait) à l’instar des pays du nord où les superficies toujours en herbe (STH) sont importantes et représentent pour le cas de la France le tiers de la SAU estimée 30M HA.

Les modes de conduite de cette activité varient d’un système intensif avec production d’aliments à la ferme et dotation en bâtiments et équipements appropriés, à un mode extensif, hélas, dominant qui se caractérise par un sous-équipement et une alimentation dite «gratuite» prélevée sur un environnement de moins en moins généreux et de plus en plus dégradé, en raison de la  récurrence des sécheresses et qui peut coûter très cher en matière de développement durable.

Cette situation entrave fortement les performances  zootechniques du cheptel et de sa productivité. Le poids moyen des carcasses bovines et ovines notamment ressort respectivement à 162kg et 14kg seulement.  Le même constat peut être fait pour la production laitière (1700L/étable) lorsqu’on la rapporte au nombre des unités de production estimées à 700 000.

 Aux contraintes du climat et des modes de conduite extensifs induits par une gestion des risques, s’ajoutent aussi les effets d’une stratégie politique qui amobilisé beaucoup de moyens financiers en direction des zones irriguées, en marginalisant tout le secteur du bour où se concentre pourtant l’essentiel du bétail.

Depuis les années 1960, plus des 2/3 des budgets d’équipement ont bénéficié à ces zones qui ne recoupent au total que 150 000 exploitations, soit 10% seulement du total national. A cette allocation inégale des ressources  publiques, il convient de relever que le matériel génétique national a été quasiment ignoré par la recherche ; et pourtant le pays aurait gagné à l’amélioration des profils génétiques de nos races locales dans les espèces bovines et ovines notamment.En lieu et place de cette investigation, le recours à l’importation a été privilégié et a constitué l’axe majeur pour la production laitière en particulier. C’est ainsi que depuis 1975, le Maroc aura importé près de 300 000 génisses et triplé sa production laitière. Soulignons que pour le cheptel laitier, les femelles reproductrices, de race pure, tournent autour d’un effectif global (205 000) largement inférieur aux effectifs importés.

Cette orientation a eu comme effets induits la construction de nombreuses unités de transformation des produits laitiers et de centres de collectes de lait qui ont permis le traitement de plus de 700M de litres avec une capacité totale largement supérieure à 3M de litres par jour.

La production des viandes rouges (370.000 tonnes) n’a pas bénéficié des mêmes faveurs que le secteur laitier, en raison d’une plus forte dispersion du cheptel, de sa faiblesse au niveau de l’exploitation (bovins : 3, ovins et caprins : 20), de l’indigence des mesures d’accompagnement, malgré les efforts louables des associations ; et, surtout,des besoins en aliments suffisants.

Le secteur des industries d’aliments de bétail, composé d’une trentaine d’unités industrielles implantées largement sur l’axe ELJADIDA- KENITRA utilise moins de 50% de ses capacités productives et sa production est destinée, pour, plus de 95%, au secteur de l’aviculture. De fait, sur une production d’environ 1.5M de tonnes par année, seules 50 000 tonnes sont destinés aux ruminants.

Les besoins nutritionnels en lait, estimés par les normes de l’OMS à 100 litres par habitant, requièrent donc une production de près de 3KM litres contre une production actuelle de 1.3KM de litres seulement. S’agissant de la production des viandes rouges et sur la base de 15-20kg/ tête, le volume de production devrait se situer à 500 000 tonnes environ.

Comment combler cet écart entre ces besoins alimentaires et les productions disponibles ?

STRATEGIE DE DEVELOPPEMENT DES FILIERES LAIT ET VIANDES

Cette stratégie doit intégrer une connaissance précise de l’environnement international et les impératifs d’une «SOUVERAINETE ALIMENTAIRE» au nom des droits des peuples à produire eux- mêmes leur nourriture, sachant que pour ces denrées de première nécessité, on ne produit pas que pour le «commerce» et en fonction de prix mondiaux virtuels, mais, fondamentalement,  pour satisfaire les besoins primaires de l’homme. L’alimentation est un droit du citoyen et non un indice boursier de Chicago, Londres ou Paris.

Et c’est ce que font actuellement les principales puissances agricoles de la planète si l’on excepte, pour des raisons d’échelle, des pays comme l’Australie et la Nouvelle Zélande.

Le soutien aux producteurs agricoles dans les pays de l’OCDE représente,en moyenne, 40% environ des recettes agricoles mais avec des taux qui dépassent très largement les 50% en Suisse, en Norvège et au Japon. Dans ces pays pourtant, la population active agricole est de 2 à 4%.

Pour l’élevage, ce soutien s’avère encore plus important :

  • Lait : 45%
  • Viande ovine : 55%
  • Viande bovine : 36%

«Faites ce que je dis et pas ce que je fais» tel semblent être les recommandations des institutions internationales (BIRD, FMI et OMC) adoubés par leurs sponsors locaux, y compris au sein de la sphère de nos gouvernants.

Et si la mission de l’OMC est de contribuer à la dévalorisation des frontières (baisse des droits de douanes notamment), comment expliquer alors la recherche parallèle à la constitution d’accords régionaux et bilatéraux ?

Le vrai défi pour les multinationales de l’AGRO- BUSINESS est que le volume des échanges agricoles est en baisse constante (9%contre 20% au cours des deux dernières décennies) et qu’elles ne renoncent pas à leur part de gâteau quitte à contribuer à la paupérisation des pays du sud comme le suggère la question du coton où les subventions US sont de 4KM de dollars environ pour le bénéfice de 25 000 PRODUCTEURS(montant qui dépasse le PNB du Mali et du Togo réunis dont la population est de 16M d’habitants). Et comment expliquer les échecs récurrents du cycle de Doha si ce n’est que l’OMC s’avère incapable d’imposer les termes de sa mission. Ajoutons au niveau du chapitre international que les échanges de lait et des viandes s’effectuent pour l’essentiel à l’intérieur du monde développé qui est confronté à des excédents et à une consommation intérieure qui tend vers la baisse. Selon les prévisionnistes, l’essentiel de la croissance alimentaire à l’horizon 2020 serait, pour 80%, le fait des pays du SUD.

Le cadrage de cette stratégie me semble important pour donner une crédibilité à une véritable volonté politique de développer ce secteur et ses filières principales.

1-FILIERES LAIT ET VIANDES

L’intensification de ces filières et l’augmentation de leur productivité constituent un«grand chantier» et valent largement ceux qui sont plus médiatisés aujourd’hui dans les secteurs des aménagements et des infrastructures. Les investissements requis dans ce cadre auront un impact certain sur les plans, social (qualité de la nutrition et emploi réduction de la pauvreté), économique(amélioration des revenus, extension du tissu industriel, intégration de la sous branche, construction des avantages comparatifs…) environnemental (désertification, déforestation) et politique (renforcement des capacités de  négociation à l’international).

Cette relance sectorielle exige la réalisation de trois objectifs majeurs :

A/Production d’aliments composés

La faiblesse structurelle des assolements fourragers, particulièrement en zones pluviales, malgré la mise en œuvre du volumineux «plan directeur fourrager» rend nécessaire une pleine utilisation des capacités nominales des unités de production d’aliments composés, voire leur extension, pour couvrir les besoins du cheptel ruminant, estimés à plus de 7M de tonnes. L’Association des Fabricants d’Aliments Composés (AFAC) a mis le doigt sur les contraintes à la relance de ce secteur en demandant la levée des taxes et droits de douane sur l’importation des matières premières, protections qui assuraient des rentes de situation de quelques intérêts locaux. Par ailleurs, la pratique des subventions à la «sauvegarde» du cheptel était plus incitative aux aliments simples(orge, son, pulpe de betterave…) qu’aux aliments composés.

L’industrie de la PROVENDE, au Maroc,dispose d’un savoir-faire et d’une grande maîtrise technique pour relever les défis de la production dans un rapport qualité – prix et indice de consommation en faveur des éleveurs. Le développement de ce type d’aliments, pour ruminants, doit s’insérer dans une vision globale qui intègre un approvisionnement en matières premières libres de tous droits et taxes et dont la gamme sera suffisamment large(niveau européen) devant permettre une optimisation des formulations et garantir un meilleur rapport qualité-prix. L’implantation de ces unités devra suivre les «bassins d’élevage» dont la détermination zonale sera l’œuvre d’experts et de professionnels. Ce redéploiement contribuera en outre à la rentabilisation des investissements d’infrastructures engagés par les pouvoirs publics en matière d’électrification rurale et de routes.

B/ MODELE D’ORGANISATION

L’organisation de ces filières dans un cadre associatif et/ou coopératif selon les bassins qui auront été déterminés. La COPAG sera à cet égard un modèle d’inspiration pour cet objectif. Ces groupements devront s’organiser sur la base d’objectifs de production et impliquer tous les acteurs de la filière de l’amont (recherche zootechnique, vulgarisation et encadrement de proximité, contrôle et distribution des aliments…) à l’aval (centres de collecte, laiteries, abattoirs..) le tout fonctionnant dans une totale transparence avec des audits de gestion périodiques.

C/ CADRE REGLEMENTAIRE

Un cadre réglementaire précis doit être élaboré qui fixe les fonctions et responsabilités de chaque acteur et des réseaux de relation de l’amont et de l’aval de ces filières avec une insistance particulière sur les impératifs de la qualité et des contrôles.

D/ FINANCEMENT

-Le système bancaire doit être impliqué dans la réalisation de ce chantier par la mise en œuvre d’une ligne de crédit aux fins de financement des investissements requis par ce projet à des taux qui ne peuvent dépasser le coût de leurs ressources. Les taux de rendement à deux chiffres (23%) affichés par les banques, récemment, permettent de soulager un peu l’Etat qui a déjà renoncé à des recettes fiscales en décidant une réduction du taux d’imposition sur leurs bénéfices.

– Un cadre incitatif de soutien à l’intensification des filières d’élevage devra être mis en œuvre pour tous les investissements que requiert ce chantier et tout particulièrement au niveau des bâtiments et des divers équipements des ateliers d’élevage. Il sera créé alors un «fonds de développement de l’élevage» selon chaque filière dont la gestion sera assurée par le Département de l’Agriculture en concertation avec des représentants de la profession. Les ressources de ce fonds seront alimentées par une allocation du budget et une partie des 4KM DH que les agriculteurs payent au titre de la TVA. Cette restitution se justifie par le fait que les agriculteurs et les éleveurs n’ont point d’identité fiscale et ne peuvent, en aucun cas, la récupérer -à l’instar des industries ou des services- ni la répercuter sur leur prix de vente.

2- LOCALISATION DES BASSINS DE LA FILIERE LAIT

Le point focal d’un bassin laitier performant peut être déterminé par la demande laitière (agglomérations urbaines),les taux de concentration des bovins laitiers et principalement autour des périmètres irrigués, à l’instar de l’OPAG.

3- LOCALISATION DES BASSINS DES FILIERES VIANDES

L’organisation spatiale de cette filière s’avère un peu plus complexe -les experts auront le dernier mot- en raison notamment d’une plus forte dispersion des éleveurs. L’ANOC et l’ANPVR pourraient constituer des partenaires privilégiés à cet égard.

CONCLUSIONS

*L’agriculture pluviale et l’élevage, en particulier,  représentent des secteurs de sous-investissement chronique depuis l’indépendance et rien d’étonnant à cet égard si leur productivité est restée trop faible,  au regard de la concurrence et tout simplement de la croissance démographique au Maroc.

*La priorité accordée à l’irrigation en écartant la réforme des structures foncières -s’il a pu développer un important secteur agro-industriel- a pleinement échoué au niveau des productions alimentaires. Le climat n’explique pas tout.

*La relance du secteur de l’élevage, à travers le concept de filières, constitue une opportunité que les acteurs, y compris 1’Etat, doivent traduire dans une réalité au bénéfice de notre peuple. Les potentialités existent et les marges de productivité sont suffisamment grandes pour rentabiliser les efforts qui seront exigés. En cela, on n’opère pas autrement que la concurrence qui regarde moins les signaux des marchés que la reproduction des revenus agricoles de leurs producteurs. Près du milliard de dollars de subventions est accordé quotidiennement à l’agriculture des pays de l’OCDE où les actifs agricoles représentent moins de 3% de la population.

*Les conditions de réussite de cette relance existent tant au niveau technique, financier qu’humain. La volonté politique ne peut rester en retrait.

*Economiste

(Expert économiste)

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