« C’est aux jeunes de suivre la grandeur de Madagascar »

Entretien avec le réalisateur malgache, Luck Razanajaona

Propos recueillis par Mohamed Nait Youssef

«Disco Afrika : une histoire malgache», premier long-métrage réalisé par Luck Razanajaona a été projeté en compétition officielle de la 20ème édition du Festival international du film de Marrakech qui a eu lieu du 24 novembre au 2 décembre. Kwame, 20 ans, est jeune malgache travaillant dans les mines clandestines de saphir aspire à un avenir meilleur. C’est à travers les yeux de ce personnage, entre vents et marées de la vie, qu’on y voit les déboires et les aspirations de toute une jeunesse pleine d’espoir et d’ambition. Les propos.  

Al Bayane : Vous avez fait vos études en cinéma à l’ESAV de Marrakech. En effet, après une dizaine années, vous étiez de retour pour présenter votre premier long-métrage qui a été projeté en compétition officielle de la 20ème édition du FIFM. D’abord, qu’en était votre sentiment en présentant votre film devant vos professeurs et amis ?

Luck Razanajaona: Pour moi, c’est un aboutissement de quelque chose. Personnellement, c’est une joie immense de revenir dans ce lieu, Palais des Congrès à la salle des ministres, où  j’étais étudiant, il y a 12 ans. Mes professeurs étaient tous présents, ils ont vu le film, c’était une joie et un aboutissement. Professionnellement, je pense que c’est le début d’une grande aventure parce que Madagascar n’a pas beaucoup de films qui circulent dans le monde. À vrai dire, avoir une plateforme comme Marrakech Film Festival où on accueille les cinéastes et les professionnels du cinéma sachant que cette ville m’avait déjà accueillie l’année dernière dans le cadre des Ateliers de l’Atlas où on a gagné un prix. Ils nous ont soutenus dès le début. C’était important, mais on voulait que ce film soit en première mondiale sur le continent africain  parce que c’est le propos du film qui insiste sur le fait que les jeunes africains prennent en main le destin de notre pays.

Justement, dans votre film, Kwame, 20 ans, jeune travaillant dans les mines clandestines, essaie de changer la donne et aspire à un avenir meilleur. Le film reflète-t-il la réalité de la jeunesse malgache en quête du changement ?

Il faut dire que la jeunesse malgache est un peu comme les autres en Afrique. C’est une jeunesse qui se sent perdue, c’est une jeunesse qui n’a pas beaucoup accès à l’éducation et à la culture, c’est une jeunesse qui vit au jour le jour. Et quand je parle de Kwame dans les mines, c’est quelqu’un qui n’a pas le choix parce qu’il doit gagner sa vie, mais dans l’espoir que quelque chose de beau et peut être possible. Par ailleurs, on chasse toujours la jeunesse malgache, mais, en contrepartie, elle commence à arriver dans d’autres endroits. Je voulais montrer que même cette jeunesse n’a pas sa place dans le pays, mais elle veut rester pour garder cet espoir qu’un autre pays peut-être possible. Ma démarche, c’est de m’adresser à  cette jeunesse qui est oubliée, et c’est pour dire aussi que c’est à nous de prendre en mains notre destin. C’est à nous de suivre la grandeur de Madagascar.

Le père de Kwame était un ancien militant. Que voulez-vous dire en posant des questions sur l’éveil de la conscience politique ?

Autrement dit, cette jeunesse commence à se sentir perdue, elle oublie son engagement par rapport au pays notamment sur le plan politique. À titre d’exemple, il y a quelques jours les élections présidentielles ont eu lieu, et seulement 40% de la population dont peut être 10 %  de jeunes sont venus voter. C’est-à-dire que les jeunes ne veulent pas s’engager pour le pays. Je voulais montrer à travers ce film qu’avant dans les années 60 que Madagascar avait une certaine grandeur à travers le père de Kwame qui était très attaché à l’Afrique. Il a fait la lutte et il savait que l’indépendance est fausse et c’est pour ça qu’il a continué à faire la lutte. En fait, je voulais faire aussi un prolongement de l’histoire contemporaine de Madagascar. Toutefois, Kwame n’est pas devenu un grand militant politique dans le film, mais quelque chose à  changer en lui parce qu’il est devenu un peu conscient. Par ailleurs, le film est une fiction, mais, l’essentiel, c’est d’avoir une jeunesse consciente. Et c’est notre rôle aussi en tant que cinéastes et acteurs culturels de contribuer à ce que cette jeunesse réfléchisse. Le rôle du film, c’est aussi de poser des questions.

Certes, l’un des rôles majeurs d’un film, c’est de poser des questions, mais surtout montrer une culture, une langue et une identité. Qu’en pensez-vous ?

C’est vrai, les films sont les ambassadeurs d’un pays. Mais dans ce film, c’est très particulier parce que c’est le premier film malgache qui est en coproduction internationale et fiancé depuis 1996. Mais ce dernier était en langue française. Dans mon film, je tenais à ce que trois ou quatre dialectes soient présents parce qu’on est 18 ethnies. C’est un défi que j’ai réussi à faire en partageant cet univers malgache : les verdures, la pluie, l’atmosphère en général et l’émotion aussi. J’ai essayé de parler des traditions et des coutumes. Je pense que le film n’est pas encore fini dans le sens où Kwame est en chacun de nous parce que tout le monde doit réfléchir sur ce qu’il peut contribuer pour le destin du pays.

Comment se porte le cinéma malgache et surtout des jeunes cinéastes qui sont en train d’émerger dans certains festivals, surtout internationaux ?

On avait dans les années 80, des anciens cinéastes qui étaient formés à Saint-Pétersbourg, mais ils ne pouvaient pas travailler à Madagascar parce que soit, ils faisaient des films de propagande, soit ils partent s’exiler en France. Donc, ils sont tous partis. Entre les années 80 et 2000, il y avait un vide… et c’est là où les salles de cinéma commençaient à fermer leurs portes. Or, nous, les jeunes cinéastes, on fait partie de la nouvelle génération du cinéma, on a beaucoup de volonté, on a beaucoup d’idées, mais ce qui nous manque, ce sont les fonds et surtout une position politique dans la mesure où le cinéma pourrait contribuer à l’émergence d’une industrie et à une économie comme ce qui se passe au Maroc, aux Etats-Unis et dans les autres pays du monde. Pour y arriver, il faudrait alors une volonté du gouvernement. Chez nous, heureusement, nous avons cette tradition du fihavanana, c’est-à-dire même si on n’est pas d’accord on pourrait discuter. Ainsi, ce que je demande, c’est que ce film soit vu dans le pays, et surtout réfléchir à une bonne politique du cinéma. Et si ce film marche bien, je pense qu’il va réveiller les consciences des décideurs. Je pense aussi que nous, en tant que  cinéastes, il faut qu’on aille au fond en accompagnant les jeunes. J’espère qu’il y aura un jour une politique nationale pour le cinéma.

Certains jeunes réalisateurs recourent aux plateformes digitales pour promouvoir leurs œuvres. Pensez-vous que ces structures digitales pourraient être une alternative pour les générations à venir ?

J’ai remarqué que beaucoup de jeunes cinéastes africains commencent à investir dans des plateformes qui sont très importantes afin de s’exprimer librement. Il faut dire aussi qu’on trouve beaucoup plus de liberté dans les films de plateformes que dans les long-métrages classiques. C’est enrichissant, c’est aussi bénéfique pour les cinéastes en liant les deux : faire les films d’auteur, de festivals, mais aussi s’adresser aux plateformes.

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