De la splendeur des chikhate du Moyen- Atlas

Avant d’entamer ce texte, signalons que le vocable «cheikha», après son explication, s’écrira, dans tout le texte qui suivra, sous la forme de «chikha» conformément à sa prononciation en Tamazight ou en darija marocain.

Les «cheikhate», terme générique pluriel de «cheikha» signifie: une femme qui maîtrise l’art du chant et/ou de la danse. Une cheikha donc est une artiste et c’est le féminin du mot «cheikh». Celui-ci ne suscite aucune polémique dans la société marocaine par rapport à son pendant féminin dans la mesure où ladite société est machiste.

Le terme «cheikha» n’est pas d’origine amazighe étant donné qu’il a été emprunté à la langue arabe. En ce sens, il est considéré comme un titre honorifique dans tous les pays du Golfe. Il est alloué aux grandes dames de la haute société, princesses, diplomates…, etc. Ce qui fait qu’il est admis par tous, sans aucune contestation ni réserve.

Les pays du Golfe foisonnent de titres de grandeur et d’honneur. A titre d’exemple, nous citerons quelques noms de grandes dames, telles : leur Altesse cheikha Fatima bent Moubarak et cheikha Jawaher Al Kassimi (Emirats Arabes Unis). S.A cheikha Hind bent Maktoum ben Joumâa Al Maktoum. S.A la cheikha Altaf Salem Alâali Sabah ainsi que S.A cheikha Najla Al Fahd Al Malik Sabah (Kuwait).

La Cheikha, dans la langue arabe, signifie aussi la femme âgée. Dans le dictionnaire d’Ibn Mandour : *Lissane Al arabe*, le cheikh ou la cheikha est l’homme ou la femme qui a dépassé(e) le cinquante-et-un an et plus…

Au temps du protectorat, quand on présentait un cheikh à un colon, celui-ci demandait spontanément, cheikh de Qbila (tribu) ou cheikh de kamanja (violoniste)?

Les Marocains, eux, donnent aussi ce titre à la femme-artiste lorsqu’ils font référence à sa vie privée. Dans ce cas, ils la considèrent comme une femme de basse extraction et aux mœurs légères. Cependant, ils la valorisent et l’estiment par rapport à ses prestations dans le chant ou la danse. Ce genre de comportement peut paraître contradictoire aux néophytes quant à l’appréciation de la Cheikha, ou dans la prononciation Amazighe et Darija, chikha (ⵛⵉⵅⴰ).

Dans tous les cas, c’est une problématique sociale comme tant d’autres qui ne trouve pas de réponses satisfaisantes dans nos contrées. Ceci étant, le fait de porter des jugements sur autrui sans aucun fondement relève de la compétence des seuls spécialistes.

Groupe de chikhate amazighe, vêtues de l’izar de couleur verte ; par contre, la chanteuse principale (à gauche de la photo), porte, pour se distinguer, un izar bleu ciel.

En Tamazight, la chikha est qualifiée de tanazurt en général et de raïssa, féminin de raïs, mot aussi arabe qui veut dire, président, dans le sud marocain (Souss). C’est dire, une connaisseuse, une maîtresse. C’est également celle qui a, au fil des ans, emmagasiné dans sa mémoire un grand répertoire de chants ainsi que différents genres de poésie telle que : tamawayt, par exemple. La tanazurt, singulier de tinazurine, dans l’art amazighe. Elles se répartissent en trois catégories:

1- La chanteuse principale qui reprend immédiatement la première partie du vers chanté par le chikh, chef du groupe – généralement un violoniste ou un *outayri* qui peut être aussi, soit un joueur de flûte ou un tambourinaire-lors d’une prestation cette dernière peut prendre l’initiative et chanter avant le chef de la troupe qui devient, le temps d’une strophe, son second. Une inversion de rôles qui s’explique par les mêmes droits qui existent entre l’homme et la femme dans ce cas artistique.

Ces chanteuses sont distinguées par leur forte personnalité et par leur façon de se vêtir ; une apparence totalement différente du reste des chanteuses d’un même groupe. Ce genre de chanteuses-clef peut aussi être chef de groupe comme ce fût le cas avec la célèbre Hmma Aissa, Hadda Ouâakki, Chrifa Kersit, du moyen Atlas.

Raïssa Rkia Damsiria, Raïssa FatimaTihihite Moujahid ou Raïssa Aicha Tachinouite du Sud. Tanazurt Mimount n Selouane de la région du Rif, et tant d’autres, à travers le Maroc, tombées dans les oubliettes du patrimoine amazigh.

2- La chanteuse de la deuxième catégorie est simplement la femme artiste qui chante dans la chorale, elle n’a pas le droit de prendre l’initiative comme la tanazurt citée auparavant, dans la mesure où elle doit se contenter uniquement de suivre, appliquer et adapter la stratégie du groupe de chanteurs auquel elle appartient. Les tinazurine de cette catégorie sont les plus nombreuses et, généralement, ce sont : soit des chanteuses que la nature n’a pas dotées d’une voix limpide et qui ont encore besoin de la travailler, ou des débutantes qui manquent encore d’expérience et qui viennent à intégrer le domaine artistique. Ces chikhate sont reconnues par leurs costumes traditionnels, uniforme tant au niveau de la couleur et de la couture, et portés à l’occasion de la prestation.

Généralement ces femmes-artistes, de nos jours, ne tiennent en mains aucun instrument de musique quand elles chantent ou dansent, contrairement à certaines chikhate arabophones.

3- Quant aux chikhate, spécialistes dans le domaine de la danse, langage du corps, ou tout simplement les danseuses. Elles sont, soit des nouvelles recrues ou des professionnelles qui ont acquis une grande expérience au fil des années dans ce domaine. En général, c’est toujours un ensemble de femmes expérimentées et de porteuses de flambeau qui participent à la chorégraphie. Désormais, dans ce domaine aussi il y a toujours une danseuse qualifiée, une meneuse pour ainsi dire, qui guide les autres durant toute la séquence consacrée à la prestation. Les autres doivent suivre le rythme et les gestes de leur cheftaine et surtout faire attention au signal qui annonce l’arrêt de la séquence.

Ce signal ou mot d’ordre est un geste discret sur lequel les danseuses d’un même groupe se mettent d’accord avant chaque séance de danse pour que l’arrêt collectif soit synchronisé. Dans certains cas, une tanazurt peut présenter les trois caractéristiques précitées…Jadis ces femmes artistes étaient toutes des tambourinaires-bien avant les hommes dans le domaine du chant instrumentalisé- et propriétaires de tambourin (ⴰⵍⵍⵓⵏ, bendir). Elle est la première condition qui leur est imposée pour qu’elles soient admises dans le groupe musical. D’autres conditions aussi étaient acceptées volontairement par les jeunes artistes.

Elles devaient s’occuper de leur apparence et bien se préparer pour chaque prestation : s’enduire les cheveux de henné, leurs maquiller leurs yeux avec de l’antimoine, tazult, badigeonner leurs lèvres et l’intérieur de la bouche avec du swak. Bref, apposer un maquillage naturel qui n’a rien à envier aux produits cosmétiques actuels.

Au début des années soixante, le vétéran de la chanson amazighe au Moyen –Atlas, feu *Hamou Ou lyazid* fût le premier à imposer à ses chikhate de se vêtir d’une tenue uniforme, communément appelé l’izar, le costume traditionnel, de la même couleur, que portent jusqu’à nos jours les chikhate, artistes majoritairement non mariées. Ce costume était connu chez les Imazighen depuis la nuit des temps dans la mesure où il servait d’habit pour les grandes fêtes que les femmes de notables et de personnalités portaient pour l’occasion. Cet habit servait également à les différencier des femmes ordinaires, lors d’une cérémonie ou d’une fête, afin que la gente masculine les respecte en tant que telles.

Autrefois, toujours dans le contexte Amazighe, être chikha n’était pas un métier comme c’est le cas présentement. Elle ne touchait aucune rémunération ni honoraire pour avoir chanté ou dansé dans une fête, mariage ou circoncision…Elle le faisait de son propre gré et sans aucune contrainte. C’était pour elle un moyen de distraction et elle le faisait par plaisir. Ceci ne veut pas dire qu’elle ne recevait pas une offrande de temps à autre des gens qui ont apprécié son art. Il en était de même pour le chikh. On leur offrait, occasionnellement, un ou deux pains de sucres, une ‘’sebniat’’ (anciens foulards, multicolores, qui étaient tissés en Espagne et destinés aux femmes Nord africaines. (‘’Sebniat’’, veut dire, Espagna) ou un foulard… pour les remercier.

Il est à signaler qu’une troupe artistique, composée de chiokh et de chikhate, se formait sur place, lors d’une fête, et se dissolvait après la prestation qui les avait réunis.

Les tinazurine, à travers l’histoire, étaient estimées par tous, y compris des anciens caïds et des autorités militaires et civiles françaises. Leur situation financière s’est améliorée grâce aux dons offerts par différents admirateurs.

L’histoire de l’art amazighe, du Moyen-Atlas, retiendra pour l’éternité des grands noms d’anciennes tinazurine, appelées aussi tachchikhine, chez les Zayane, ou tarawine, ancien terme amazighe disparu du langage actuel des Ait Ndhir, telles : Tafarsit Yamna n Aaziz (1930- 03 Janvier 2006) la diva de l’art de Tamawayt. Itto Hsaine n Mohamed Aarabe (née en 1924 dans la périphérie du village de : Kaf Nsour) et qui jouait du loutar, artiste qui a demeuré le long de sa vie dans le domaine de l’amateurisme, à cause de son entourage, malgré son professionnalisme avéré et Yamna Oult Ouirra… pour n’en citer que quelques unes des plus notoires.

Hamzaoui  Abdelmalek

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