«En 2024, près de 148 000 étrangers ont été recensés…»

Entretien avec Khrouz Nadia, enseignante-chercheuse à l’Université internationale de Rabat (UIR) et membre du Center for Global Studies (CGS)

Romuald  Djabioh

Depuis plusieurs années, le Maroc déploie des politiques considérables visant à encadrer et réguler les flux migratoires. Le pays accueille chaque année des personnes de diverses nationalités, que ce soit pour un séjour temporaire, une installation durable ou un simple transit. Dans ce contexte, il est crucial d’évaluer l’état de l’immigration au Maroc. Deux dimensions principales se démarquent : d’une part, l’évolution des flux migratoires ayant marqué l’histoire du pays, et d’autre part, les initiatives mises en place pour y faire face. À ce sujet, Khrouz Nadia, enseignante-chercheuse à l’Université Internationale de Rabat (UIR) et membre du Center for Global Studies (CGS), partage son analyse.

Al Bayane : Quels sont les principaux flux migratoires observés au Maroc au cours des dernières décennies ?

Khrouz Nadia : Je m’intéresse moins aux flux qu’aux présences étrangères sur le territoire, qui représentent 0,4% de la population recensée en 2024 : près de 148 000 étrangers. Ne sont pas pris en compte les étrangers de passage. Si l’on considère le recensement réalisé en 2014, il y a effectivement une augmentation des étrangers mais qui n’est pas énorme avec moins d’étrangers recensés qu’en 1971 par exemple, après la fin du protectorat. S’agit-il principalement de ressortissants d’Afrique de l’Ouest et centrale ? A priori, non. Ils n’étaient pas majoritaires en 2014. Les origines nationales ou régionales des étrangers recensés en 2024 n’ont pas encore été publiées. Si l’on considère les données relatives aux titres de séjour en 2020, dans le cadre de l’examen du Maroc par le Comité des droits des travailleurs migrants, qui annoncent 133 274 étrangers résidant légalement sur le territoire, les Français arrivent toujours en tête, suivi des Sénégalais, des Algériens et des Ivoiriens.

Sur les questions de l’évolution, oui, il y a une augmentation. Une augmentation aussi des étrangers originaires d’Afrique de l’Ouest et centrale, mais pas seulement. Il y a aussi une augmentation des étrangers d’autres nationalités. Nous en avions parlé dans l’entretien passé. L’évolution semble montrer que l’immigration sur le territoire se diversifie, n’est pas majoritairement subsaharienne, mais d’abord européenne, avec une augmentation de ressortissants d’Afrique de l’Ouest et centrale mais aussi du Moyen Orient, et pas seulement syriens, et implique davantage d’étrangers en séjour régulier. Cette progression revêt une importance significative en matière d’intégration. Il est intéressant de déconstruire le mythe selon lequel l’immigration serait majoritairement subsaharienne, car les chiffres et données disponibles ne confirment pas cette idée.

Regrouper tous les ressortissants d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale sous la catégorie « subsaharienne » pose problème. Parmi les étrangers disposant d’un titre de séjour, les Sénégalais occupent la deuxième place avec 11 000 titulaires en 2020. Leur présence au Maroc est historique, soutenue par des accords spécifiques, notamment une convention d’établissement, leur accordant des droits élargis. Les Français bénéficient également de facilités en matière d’accès à l’emploi et d’entrée sur le territoire. Tous les étrangers n’ont pas les mêmes droits sur le territoire et cela est susceptible d’évoluer, comme l’a montré le rétablissement des visas pour les Ivoiriens en septembre 2024. Les dispenses de visas interviennent de manière centrale dans les circulations au Maroc mais aussi dans la stabilisation du séjour pour des étrangers qui vont aussi procéder à des allers-retours du territoire avant de régulariser leur séjour pour certains. Il est de fait inapproprié d’intégrer tous les « subsahariens » dans une même catégorie.

Le séjour régulier est une clé indispensable à l’intégration, bien que le titre de séjour ne suffise pas. Il est indispensable en ce sens, comme le pointe les opérations exceptionnelles de régularisation organisées. Il faut pourtant également que ces étrangers réguliers et leurs familles puissent avoir un séjour sécurisé sur le territoire. L’intégration interpelle également les relations sociales et le ressenti, la proximité avec la société d’accueil. Il y a la stabilisation de certains étrangers. Et pas seulement les subsahariens, pas seulement en lien avec les opérations exceptionnelles de régularisation. Ce qui semble montrer également que les procédures se sont clarifiées, précisées. Accéder au séjour régulier implique de répondre à des conditions qui ne sont pas rendues accessibles à tous et pas toujours aisément, du fait des conditions posées par la loi mais aussi de contraintes comme celles liées à l’obtention d’un contrat de travail ou de bail, dans une société encore marquée par le marché de l’emploi et de la location informels, dans des délais qui restent courts. Certaines dispositions de la loi régissant l’immigration sur le territoire ou de ses procédures sont encore problématiques, en matière d’accès à un titre de séjour longue durée ou de régularisation du conjoint de l’étranger en séjour régulier. Tout cela interpelle la réforme de la loi attendue depuis 2013. Les procédures ont évoluées, par rapport à l’accès à l’emploi notamment, même si en termes d’accès à l’emploi, il n’y a pas plus de 8000 contrats de travail qui sont visés par année. 8000 contrats sur 33 000 étrangers qui ont un titre de séjour, ce n’est pas énorme et un certain nombre d’étrangers, du Nord comme du Sud, travaillent au Maroc sans contrat de travail ou sans titre de séjour.

Quel est l’impact économique, social et culturel de l’immigration au Maroc ?

Il est difficile à évaluer. Au niveau économique, il intervient tant en matière d’emploi, formel et informel, que d’investissements et d’échanges. Les étrangers sur le territoire, comme les Marocains du monde, établissent des passerelles et soutiennent les échanges. Concernant l’emploi informel, le Conseil Economique Social et Environnemental(CESE) avait déjà mis en avant, en 2018, le différentiel entre les étrangers travaillant sur le territoire avec un contrat de travail étranger et ceux n’en disposant pas, mais qui cotisent pour certains à la sécurité sociale, sans pouvoir en bénéficier. Cela est important à prendre en compte non seulement pour considérer le fait qu’il s’agit d’étrangers qui, bien que non reconnus officiellement comme travailleurs, exercent effectivement une activité sur le territoire, répondent à un besoin et contribuent à l’économie du pays. Cela est particulièrement visible dans des domaines comme le bâtiment ou les services. Bien que les données disponibles sur ce sujet soient encore imprécises, elles mettent tout de même en évidence cette contribution significative qui, comme dans d’autres pays, doit pouvoir être prise en compte.

Bien que la préférence nationale demeure cruciale pour protéger le marché du travail national, certains employeurs appellent à simplifier les procédures d’accès à l’emploi. Le ministère de l’Emploi et l’ANAPEC ont œuvré depuis plusieurs années dans ce sens. Cela soulève la question de doter l’économie marocaine de compétences diversifiées, qu’elles soient formées localement ou à l’étranger. Ces profils, issus d’horizons variés, pourraient jouer un rôle majeur, en contribuant de manière plus structurée et encadrée à l’économie nationale.

Sur le plan social et culturel, le Maroc est un carrefour accueillant des personnes aux origines et expériences variées, étrangers ou Marocains. Cela englobe également des Marocains de retour de l’étranger qui, pour certains ont grandi à l’étranger et reviennent avec leurs compétences et leurs vécus,  apportent avec eux des perspectives culturelles et des parcours de vie diversifiés. Cette diversité humaine enrichit la dynamique sociale et culturelle du pays. Qu’ils soient de passage ou qu’ils s’installent durablement, ces individus contribuent activement à la vitalité de la société marocaine, en y insufflant une richesse précieuse à de multiples niveaux.

L’histoire du Maroc et ses différents affluents témoignent de cette richesse. Cette diversité culturelle permet aussi de raviver la diversité culturelle marocaine qui n’a pas toujours été suffisamment valorisée. Elle nous permet de mieux nous connaître. Accueillir ou s’ouvrir à ces cultures, qu’elles soient bien proches ou moins familières, permet d’enrichir non seulement l’esprit, mais également le paysage culturel du Maroc. Les passerelles que ces personnes constituent sont un apport social et culturel considérables, qu’il s’agisse d’étrangers, de binationaux ou de Marocains de retour. Si des préjugés existent et soutiennent des exclusions, on se rend compte que dans la vie quotidienne, des relations se tissent, amicales, de travail ou de voisinage et que les mentalités évoluent. C’est là tout l’intérêt des échanges et d’une meilleure compréhension mutuelle. Les préjugés persistent, bien qu’ils ne se manifestent pas de manière généralisée et ne se présentent pas dans toutes les relations. Ces préjugés peuvent cependant engendrer des difficultés, car ils empêchent de considérer l’individu pour ce qu’il est, de prendre en compte son expérience et sa singularité. Au lieu de cela, l’individu est souvent jugé à travers des stéréotypes qui peuvent être difficiles à supporter.

Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les migrants au Maroc ?

Il existe des difficultés communes à la population marocaine, notamment en termes de précarité économique et sociale. Cependant, certaines difficultés sont spécifiques aux étrangers ou à certaines d’entre eux, liées a la sécurisation de leur séjour, à la distance avec le pays d’origine, la famille qui peut être douloureuse, ainsi qu’à des phénomènes d’exclusion ou d’isolement.

Quels sont les résultats qui ont été obtenus grâce à la stratégie nationale d’immigration et d’asile lancée  depuis 2013 ?

La stratégie nationale en matière d’immigration et d’asile s’inscrit dans un cadre plus large, qui englobe d’abord la nouvelle politique d’immigration et d’asile, ainsi que des opérations de régularisation, y compris la régularisation des réfugiés. La nouvelle politique d’immigration et d’asile a constitué un tournant dans ce souhait de consolider la politique d’immigration et d’asile, tout en positionnant le Royaume comme pays s’assumant comme pays d’immigration.

Cette stratégie nationale constitue un plan d’action, une feuille de route visant à soutenir cette nouvelle politique d’immigration et d’asile. Elle ne fonctionne pas toute seule. Elle revêt un intérêt particulier car elle poursuit deux objectifs majeurs : soutenir l’insertion socio-économique et favoriser la sortie de la vulnérabilité, notamment pour les personnes régularisées à travers des opérations spécifiques ainsi que les réfugiés régularisés. Il s’agit principalement de les accompagner dans leur transition hors de la précarité. Un travail conséquent est réalisé dans ce domaine, porté bien évidemment par des coopérations internationales et des ONG, en coordination étroite avec les institutions marocaines. Il s’agit de régulariser des personnes qui étaient en séjour irrégulier sur le territoire, mais également de régulariser des procédures qui n’étaient pas rendues accessibles, comme cela a été le cas pour les réfugiés sur le territoire ou pour les conjoints d’étrangers en séjour régulier. Dans ce cadre, les réformes législatives annoncées en 2013 doivent intervenir de manière centrale.

Un autre aspect intéressant de cette stratégie réside dans son appel au partage des responsabilités, en particulier à l’attention des coopérations européennes, les invitant à s’engager dans la mise en œuvre de certains programmes. Ce n’est pas anodin. Le Maroc est un pays d’immigration, bien que l’immigration y soit réduite et que les procédures d’accès au séjour soient plutôt restrictives. Il est aussi le voisin de l’Union européenne qui durcit depuis plusieurs décennies l’accès à son territoire par une immigration largement restrictive. L’enjeu du transit interpelle les perspectives de stabilisation sur le territoire marocain mais aussi la gestion par le Maroc de l’émigration, marocaine et étrangère, s’orientant vers l’Europe. Le nombre de morts aux frontières européennes est alarmant. Les appels à changer les paradigmes sur les migrations internationales, formulés par le Souverain marocain mais aussi par le Conseil national des droits de l’Homme en 2013, à reposer les choses, à percevoir les phénomènes migratoires dans leur diversité et leur complexité, implique de sortir de biais européo-centrés très marqués dans les lectures faites de la migration sur nos territoires, intériorisés, qui ont des effets non seulement sur nos politiques mais aussi sur nos manières de percevoir l’étranger et le migrant.

Étiquettes , ,

Related posts

Top