Enfant terrible et guérillero littéraire

Mohammed Khaïr-Eddine


Le titre de ce présent article reprend littéralement celui de la  revue semestrielle Interculturel Francophonies (n° 35, juin-juillet 2019) laquelle s’intéresse aux cultures et aux littératures nationales d’expression françaises.

Elle est publiée à Lecce (Italie) par l’Alliance Française et dirigée par le professeur Andrea Calì (Università del Salento) Ce numéro, que le poète et professeur Bernoussi Saltani a coordonné et présenté, se veut à la fois un retour et  un hommage à l’héritage littéraire et culturel de Mohamed Khaїr-Eddine. Celui-ci, comme nous le rappelle Bernoussi avec justesse, a découvert très tôt aussi bien Rimbaud que Kateb Yacine et admiré les poèmes chantés par le compositeur égyptien Mohammed Abdulwahab. En effet, son œuvre est intensément travaillée qu’elle sème la terreur. Khaїr-Eddine, poète et romancier, voulait tout dire et surtout écrire « un texte complexe où roman et poésie seraient un».

Son œuvre est un cri de violence, car il est un écrivain en rupture de ban. Cette rupture est une manière de faire face aux pouvoirs et de «répondre au tragique de l’histoire par la violence» comme l’exprime le professeur Hassan Chafik dans sa réflexion. Sur le plan littéraire, son écriture échappe au système normatif de la langue et «se place sous le signe de l’errance» pour reprendre les mots du professeur chercheur Mohamed El Bouazzaoui dont la contribution a porté sur la relation entre mémoire et écriture. À Suivre l’essayiste Abderrahim Kamal, «il y a [chez Khaїr-Eddine] de l’excès, de l’instabilité, du pulsionnel, du rhizomatique, qui créent des phénomènes de turbulence dans le discours». (106) De ce fait, on peut considérer  Khaїr-Eddine comme une figure à la fois inédite et méconnue de la littérature maghrébine de langue française. Inédite dans le sens où son œuvre cherche à faire de la guérilla linguistique et poétique à la langue française en enfreignant les règles et les bornes tracées par le modèle français. D’ailleurs, ses modèles littéraires, il les a trouvés dans la littérature latino-américaine. (Juan Rulfo) Cette guérilla linguistique, poétique et politique constitue une manière de critiquer la littérature folklorique et y faire la « boxe littéraire».

En effet, son œuvre s’inscrit en faux par rapport aux clichés touristiques comme en témoigne l’essayiste Atmane Bissani qui affirme à bon escient que «tout lecteur de Khaїr-Eddine doit couper tout lien avec le « folklorisme » dédaigneux auquel l’invitent bon nombre de textes et d’écrivains». (201) Méconnu, car l’auteur d’Agadir a sciemment subi une ignorance de la part des responsables, de sorte qu’on n’a retenu de  son œuvre que les dernières productions où la violence scripturaire et la terreur langagière sont pratiquement absentes. De plus, Bernoussi a noté que son œuvre  avait été exclue des éditions prestigieuses. Au demeurant, il est à rappeler que l’intention de Khaїr-Eddine était toujours  de faire une œuvre de contestation comme son ami le romancier algérien Rachid Boujedra.

La critique de Khaїr-Eddine  a porté aussi sur le pouvoir sous toutes ses formes. Ce poète errant et praticien de la guérilla linguistique, dont la verve et la veine sont en partie rimbaldiennes ou «rimbaudlâtres» (Kinzelbach), écrit bel et bien dans son Agadir qu’il «  remet tout en question : la politique, la famille, les ancêtres [et] croit qu’il faut faire tomber les vieilles statues. » Ainsi, dans sa belle présentation de ce numéro, l’universitaire Saltani Bernoussi a pointé du doigt cet aspect révolté de Khaїr-Eddine qu’on ne peut pas mettre dans une cage.

A l’instar de J. P. Sartre, l’écrivain marocain porte un regard profond sur les problèmes  de son époque. «Le rôle de l’intellectuel, dit-il, est d’avertir le peuple de toutes les faussetés environnante, de lutter contre l’analphabétisme». Son œuvre témoigne de cette sorte de militantisme littéraire qui l’a poussé à nouer  des relations avec des intellectuels tels que J. P Sartre, Alioune Diop, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, André Malraux, Samuel Beckett etc. L’essayiste Bernoussi Saltani,  faisant appel aux différentes figures du guérillero littéraire,  montre son originalité littéraire et son talent d’écrivain. Dans sa contribution, l’essayiste et le critique littéraire Abderrahim Kamal analyse les illustrations photographiques d’Agadir et Il était était une fois un vieux couple heureux.

Pour lui, ces illustrations n’arrivent pas à exprimer la nature subversive du texte et passent sous silence cette guérilla linguistique et poétique qui a fait l’unanimité des lecteurs de Kaïr-Eddine. Cet écrivain-hapax a donné naissance à une œuvre littéraire d’autant plus  violente qu’elle réussit à effaroucher ses lecteurs et à leur éclairer des zones sombre de l’existence.  L’écrivain d’Agadir  défend aussi son amazighité sans tomber dans le chauvinisme culturel. Son œuvre foisonnante par la richesse imaginaire et la complexité de ses dispositifs textuels témoigne poétiquement de la situation d’inconfort linguistique et politique de l’époque. Subversive, tant par le style que par les thèmes, elle  dévoile la «nausée noire» de l’écrivain.  Bien que  son style soit subversif et véhément, l’enfant terrible ouvre son texte  sur l’altérité.

Dans cette perspective, le professeur Mustapha Elouizi a démontré que la diversité culturelle traversait l’œuvre  de Khaїr-Eddine à telle enseigne qu’on peut le considérer comme un médiologue ou sociologue qui transmet tout un héritage à travers cette littérature sauvage. Sauvage parce qu’elle établit une rupture à tous les niveaux. Khaїr-Eddine cherche en effet à débarrasser la littérature de cette vision simpliste et réductrice. Il cherche surtout à rejoindre son poète mentor Arthur Rimbaud qui ne craint, lui, ni dieu ni maître. D’où, entre autres, son écriture discontinue, non ponctuée, fragmentaire et incontrôlable.

Le poète et l’auteur de «Homère à Bab Ftouh à Fès» (Sagacita-Tanger, 2018) et ses amis, sont d’accord sur le fait que Mohamed-Khaїr-Eddine demeure une figure intéressante et une voix intarissable dans le paysage littéraire et culturel du Maghreb. Pour rependre un mot du professeur Atmane Bissani,  parlant cette fois-ci de Khatibi dans le numéro qu’il a coordonné et présenté dans cette même revue (N° 34, nov.- déc. 2018), Khaїr-Eddine demeure une « voix vivace et retentissante ». Il est fidèle à « l’esprit sudique », c’est-à-dire à l’esprit errant.

Ont participé à ce numéro: Abdellatif Abboubi, Abderhmane Ajbour, Quasim Al-Chouaf, Abdellah Baida, Thami Benkirane, Atmane Bissani, Hassan Chafik, Khalid Dahmany, Annie Devergnas, Mustpha Elouizi, Mohmaed El Bouazzoui, Rita El Khayat, Younès Ez-Zouaine, Marc Gontard, Diana Graduc, Khalid Hadji, Abderrahim Kamal, Imane Lahmil, Slimane Lamnaoui, Fouad Laroui, Mostpha Nissaboury, Bernadette Rey Mimoso-Ruiz, Bernoussi Saltani, Mohamed Semlali.

Abdelouahed Hajji

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