«Fragments d’enfance» de Bernoussi Saltani : un texte humaniste

Mohamed El Bouazzaoui*

Après Homère à Bab Ftouh, le Professeur Bernoussi Saltani publie son deuxième texte, un récit intitulé Fragments d’enfance, chez Sagacita 2019. L’auteur, vivant actuellement en Allemagne, après une longue et riche carrière dans l’enseignement supérieur à l’Université de Fès, revient dans ce récit sur sa propre enfance, marquée au sceau d’une série d’épreuves on ne peut plus rocambolesques.

Il s’agit, certes, de sa propre enfance, mais aussi de celle de plusieurs de ses compatriotes  ayant grandi aux prises avec des événements historiques (la colonisation), la guerre de libération en Algérie, avec la pauvreté qui sévissait dans les campagnes et avec des tribulations, toutes catégories confondues. Le titre de ce récit avertit, dès l’entame, le lecteur que l’enfance ne saura être relatée dans son entièreté. Tout au plus, l’écriture ne peut qu’en saisir des fragments. Ces derniers sont décrits de manière crue, sans fioritures, avec beaucoup d’humour au demeurant. L’enjeu de ce récit répond au besoin pressant de raconter sa vie, son enfance heureuse et saccagée à la fois, à des narrataires familiers, les propres enfants de l’auteur-narrateur.

Ainsi lit-on dans les premières pages du récit : «Oui, Djonam, Lina-Zad et Meret, comme l’enfant que je fus, vous avez toujours insisté pour que les grands-parents et moi vous racontions nos petites enfances mais aussi les vôtres(…) Cette fois-ci vous êtes allés très loin ! Vous avez insisté pour que je vous raconte mon enfance par écrit. Ça sera votre cadeau de Noel, vous m’aviez dit, ou votre cadeau de la fête du mouton, ou la fin de ramadan». Saltani raconte pour entretenir la mémoire des siens, leur rappeler des pans de l’histoire familiale et de l’Histoire du pays. A ce titre, son récit est pourvu d’une valeur didactique indéniable qui transcende celle que pourrait avoir le conte oral, assez menacé par les caprices du temps et les limites de la mémoire. Parmi les aspects de cette valeur, l’on peut  retenir l’insistance du texte sur les épreuves vécues par le narrateur.

Certes, ces dernières ne peuvent être appréhendées par un lecteur qui ignore tout ou presque de leur contexte, mais il saura à même de déduire que le dénuement et l’appartenance à la marge ne sont pas des entraves fatales à la réussite. Ce sont les contrariétés  qui donnent du sens à la vie. C’est dire que l’Homme doit garder la tête sur les épaules, prendre le taureau par les cornes et être un Sisyphe heureux. C’est, semble-t-il, le fil rouge de tous les fragments racontés : naissance dans une Mechta de la montagne de Zalagh, d’un père marocain et d’une mère algérienne,  enfance vécue dans des conditions économiques difficiles, enfance innocente où le jeu, la contemplation de la nature et des paysages forment le versant euphorique de cette étape déterminante de la vie.

Le lecteur a affaire à une écriture de soi qui ne puise nullement sa sève dans le désespoir, ni dans la violence gratuite, ni encore dans le ressentiment. Le narrateur, en effet, ne semble pas être molesté par les éléments assez rudes de cette enfance. Tout concourt, dans le texte, à mettre en orbite cette idée maîtresse : vivre présuppose relever des défis, biaiser avec les aléas de la vie, se déterritorialiser pour mieux se former, aller à la rencontre de l’Autre sans a priori. Le passage consacré au rapt familial subi par «tête de caillou» est en soi une épreuve traumatisante car le narrateur est déporté inopinément loin de sa Mechta, topos d’enjouement, de chant et de liberté.

Au-delà de cet enlèvement advenu avec le consentement tacite de Benaîssa, le père du narrateur, qui ne pouvait refuser la proposition de sa fille ainée, issue d’un premier mariage terminé en queue de poisson, d’élever « tête de caillou», de le prendre comme fils et de veiller sur sa scolarité à Fès. Toutefois, ce rapt douloureux, s’il en est un, permettra au narrateur de découvrir un autre monde, en l’espèce une ville très différente de sa propre campagne, des manières d’être qui lui sont inconnues, un langage spécifique….

Le cheminement du narrateur est plein de revirements, mais il n’en reste pas moins que ces derniers lui ont donné l’occasion d’apprendre à être autre, à s’adapter aux nouvelles donnes et surtout comprendre que s’arracher à la terre natale est un fait insoutenable. Certainement, cette expérience très précoce a joué en sa faveur quand il était parti en France pour faire des études. Comme «tête de caillou» n’est pas né avec une cuillère d’or dans la bouche, il devait travailler pour subvenir à ses propres besoins et pouvoir couvrir les frais relatifs à son séjour estudiantin : «J’ai trouvé du travail : ramasseur de tomates. Ouais ! Les tomates. Rouge, belles et on peut en manger tant qu’on veut» (p.20). La valorisation du travail ne fait pas de doute dans le texte de Saltani : peu importe les circonstances, tout jeune doit se mettre au travail car celui-ci préserve la dignité humaine; tout jeune est censé se prendre en charge, se frayer son chemin contre vents et marées.

Par ailleurs, cette valeur didactique se manifeste quand le texte évoque la cohabitation entre Juifs et Musulmans. Les petits tics de langage cités dans le texte, comme wakha fik, ya bi lilihudi lakhor, wakha fik ya bil muslim lakhor, n’étaient pas l’expression d’une quelconque hostilité ou répugnance à l’égard de l’Autre. Tant s’en faut, car «  c’était quasiment des tics de langage et non un anti-sémitisme (…) Les juifs et les arabes ne sont-ils pas tous sémites, comme leurs langues d’ailleurs, l’hébreu et l’arabe ? (…) et puis on oublie que plusieurs mères juives et musulmanes ont échangé leurs bébés pour les allaiter, ajoutant ainsi un troisième type de  fratrie aux deux premiers : frères germains, frères utérins et frères de lait ou frères laitiers !» (p49).

Par le biais de ces exemples, l’auteur dispense à ses enfants (aux lecteurs aussi) une leçon digne d’être retenue : l’appartenance religieuse et le culte n’ont jamais hypothéqué la bonne relation entre les musulmans et les juifs et que le Maroc a toujours été l’espace privilégié de ce genre de relation altéritaire.

Outre sa valeur éminemment didactique, le texte de Saltani est porteur d’une dimension esthétique incontestable : en filigrane, des clins d’œil sont faits à des figures éminentes de la littérature : Sartre, Aimé Césaire, Mohammed Khaïr-Eddine, Driss Chraibi, Kateb Yacine et Rachid Boudjedra. Ce faisant, Saltani, par- delà la relation de son enfance, de sa mise en texte, inscrit son acte scriptural dans un dialogue ouvert avec des textes et des auteurs incontournables.

En somme, par ces valeurs, et non des moindres, le récit de Bernoussi Saltani est éloge de la mémoire collective, de l’humanisme, de la liberté et de l’effort.

*professeur universitaire

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