Essaouira, porte et judaïsme

Par : M’barek Housni

Tant que la trace est dure, elle continuera à désigner le temps. Avec le secours de la matière solide. La pierre en premier lieu et le bois. Ça s’érode, ça s’use,  c’est vrai, mais en prenant bien du temps.  Ainsi,  ce dernier se donne à voir à l’œuvre. Lentement. Longuement. Et il enseigne.

Ce préambule un tantinet philosophique (le sujet s’y prête) me fut dicté par une randonnée quotidienne de quelques jours au Mellah d’Essaouira qui atteste d’un temps judaïque distingué qui, d’ailleurs, se prolongeait et se manifestait dans toute la ville. Un Mellah baigné par les bruits éternels des vagues, le dialogue incessant avec l’océan.

Juste une haute muraille solide et compacte empêche de le voir partir puis revenir sans répit. Un judaïsme marin. La tradition, notamment biblique, lie dans l’imaginaire le juif au désert, à l’errance dans le désert. Ce trait constitutif de l’exode.Il avait bien sûr une certaine mer, chargée autant d’eau que d’encre, à traverser pour échapper à la persécution et retrouver en même temps une promesse.

Non,  cette mer-là, amie des vents, ne se ferme plus, elle a été ouverture à l’aventure assurée, car ce Mellah abritait «les Tujjars du Sultan», à  partir du milieu du dix-huitième siècle. Ceux qui commercèrent jadis par la voie maritime via les bateaux, avec le monde qui était l’Europe et les Amériques. Un commerce qui prenait son point d’ancrage à Tombouctou via les caravanes. Les juifs de Mogador «gouvernaient» des bateaux depuis d’étroites ruelles labyrinthiques avec la bénédiction d’une bonne «institution» de rabbins et de saints. Voilà ce que révèlent les documents en papier jauni où trônent l’hébreu, l’arabe et les principales langues de l’Europe dominante dans les siècles révolus.

Nulle intention, ici, de faire un traité sur un sujet dont je suis loin d’en connaitre les tentants et les aboutissants, et ignorant des péripéties qui le jalonnent. Je référencie au passage. Donc, cela dit, intégré, appris, je retourne mes regards pleins de questions vers les remparts, à ce qui en demeure à dire vrai.Car longtemps laissés à l’abandon, ils se sont effrités même si les voisins ont investi les lieux vidés après «l’exode» vers l’ailleurs, surtout en direction d’Israël.Un départ massif qui n’a pu effacer la marocanité ancrée jusqu’à l’os de ces  juifs souiris.

Les historiens s’accordent à dire qu’ils ne se sont guère intégré en cet Orient lointain ou plutôt mal intégré. Normal, au milieu du XIX siècle Essaouira comptait 17000 juifs pour 10000 musulmans, amazighes et arabes, c’est dire qu’elle était une cité autant juive que musulmane malgré le statut de dhimmis instauré et qui allait de soi en terre d’islam. Normal encore une fois que ce Mellah-là ait des marques qui me sautent aux yeux, émotionnellement parlant.

Il se trouve à droite en entrant de Bab Doukkala. Le quartier est sombre, noire, humide.Beaucoup d’immeubles ont les étages éventrés, nus. Seuls les rez-de-chaussée demeurent intacts, comme s’ils sont des assises solides d’une vie qui fut vouée à l’éternité,le regard fixé sur la mer. Les rez-de-chaussée où trônent les portes au milieu.

Porte : un trésor d’histoire, un signe indélébile, un acte de présence qui fut portée par l’homme habillé de djellaba noir, une calotte indispensable sur la tête, et la femme portant dfina et tahtia. La porte est peinte de bleu surmontée d’une voûte en pierre jaune taillée de manière à épouser la courbe de celle-ci puis les deux pans latéraux. Mais au milieu de la voûte l’étoile à six branches, l’étoile de David, est là écrite dans la pierre par la pierre. Elle est ici ou là visible, ineffaçable.

Je m’arrête et je la contemple et sans transition j’en efface toutes les charges négatives que la politique et une certaine lecture de l’histoire lui a collée. L’étoile installe l’évidence : Le marocain a sa propre histoire réalisée par lui-même abstraction faite de sa confession. D’ailleurs une autre étoile est inscrite sur d’autres portes non loin, et elle a cinq branches. Porte d’une famille musulmane.

L’étoile désigne sans distinguer. La vie est la même, seul le rituel religieux est différent. La synagogue Rabi Pinto, la synagogue  Slat Lakahal ont leur nom affiché sur des plaques blanches collées au mur. Et tout près des minarets sont visibles dans le ciel bas. Ceux qui ont longtemps miser sur l’effacement et continuent d’en bercer l’illusion ont tout faux. Ici, à Essaouira, la réalité judaïque est criante, malgré tous les départs, les douleurs. Une réalité qui a sa part de complexité comme tout fait humain, sinueux par définition et non linéaire. Les historiens révèlent que le Mellah abritait les petites gens en grande partie, tandis que les riches négociants juifs habitaient à la Kasbah, un quartier où habitaient aussi les notables musulmans, lieu de pouvoir.

Un autre fait majeur se glisse par en dessous et symbolise encore plus cette complexité heureuse. C’est l’artiste et chercheur Ahmed Harrouz qui a grandi dans la ville et en connait les secrets qui me le révèle. Il ne se souvenait pas d’avoir vu quelque ligne de «démarcation» avec ses compagnons de jeu juifs dans la demeure où ils cohabitaient tous, donnant une image concrète des sujets du roi sous un même ciel, libres et désintéressés vis-à-vis de tout le poids d’une histoire de contact régie la veille au grain sur la base des spécificités. Celles-ci furent comme mêlées et vécues en partage : fêtes,  chants et us. Courte durée,  hélas ! Durée où l’autre était moi. L’autre possédait une réalité autre derrière les portes souiries.

C’était durant les années soixante du siècle dernier, avant les départs (encore une fois). Il faut dire que le temps de la modernité est passé par là, annihilant tant de cloisons de séparation illusoires. De même que la géopolitique et la deuxième grande guerre ont généré des bouleversements en profondeur qui, comme tout le monde le sait, ont scellé le destin des juifs du monde.

Donc, il y a de tout, et les clichés ne quittent jamais leur statut éphémère de clichés.

Ce papier essaie de pointer un sentiment personnel éprouvé profondément issu de regards présents et de retours sur soi. Et ce dans l’objectif de tracer un pont de compréhension avec un élément constitutif d’une ville, et non le seul, et partant de là de l’homme marocain. Un élément d’une portée universelle.

Je m’arrête, je contemple, je médite. Et la porte vieillit en silence, veille dans le temps du silence «dans la nuit pierreuse de l’immobilité»*.

N.B : D’importants travaux de rénovation du Mellah sont en cours actuellement.

*Edmond Jabès.

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