Notre imaginaire doit beaucoup au fusain de Feu Abdallah Chakroun

En juin 2011, j’ai échangé quelques mots avec le grand romancier et cinéaste chilien, Antonio Skarmeta, à bord de la navette qui nous ramenait de l’aéroport à l’endroit d’une conférence de l’UNESCO sur «l’avenir du livre à l’ère numérique», organisée alors à Monza (Italie).

L’homme, de lointaine origine croate, était jovial, communicatif, plaisant pour tout dire, alors que son roman «Ardiente paciensa» («Ardente patience»), porté à l’écran par Michael Radford en 1994, sous le titre «Le facteur» («Il postino»), avec Philippe Noiret dans le rôle du colosse de la poésie chilienne et Prix Nobel de la littérature (1971), Pablo Neruda, m’avait fait imaginer que l’auteur serait inaccessible, voire trop sérieux et distant comme nombre d’écrivains qu’une gloire mondiale a drapé de ses éloges et de ses lampions enivrants. Lui donnant la parole, lors d’un panel qu’il me revenait, le lendemain,d’animer – alors que le ministre de la culture marocain, de l’époque, avait gêné l’assistance par un discours décousu et passéiste, refusant l’avenir du livre dans le monde numérique -l’auteur du «Facteur», qui tint l’affiche à New York pendant deux ans (avec deux Oscars obtenus en 1996) et dont le grand ténor espagnol, Placido Domingo, tira, avec succès, en 2010, à New York, un opéra campant lui-même le rôle de Neruda, surprit toute l’assistance en commençant par dire : «Comment suis-je devenu romancier ?».

L’ami d’exil de Pablo Neruda, partisan, comme lui, du martyre de la dictature de Pinochet, Salvador Allende, répond : «dans les années cinquante, on avait de fréquentes coupures d’électricité à Santiago. Chaque soir, ma grand-mère me couvait sur ses genoux ou dans ses bras, pour suivre, à la radio, des pièces de théâtre radiophonique. Quand la coupure survenait, elle m’ordonnait de compléter la pièce, d’en imaginer la séquence perdue pour cause de coupure de diffusion. Mon imagination devait trouver vite une suite à son goût, car, parfois, elle trouvait que mon imaginaire n’était pas assez créatif ou peu logique, dramatiquement, par rapport à ce que nous avionspu écouter avant la coupure abrupte et frustrante de la pièce ! On se disputait même les suites imaginées par chacun ! C’est comme ça que je suis devenu raconteur d’histoires… un romancier !».

Quel juste etjoyeux écho résonna alors en moi en écoutant cette confidence, simple et sincère !Celle d’un maître de la narration qui, à cette occasion, défendit avec enthousiasme et sens de modernité inné, l’avenir de la lecture et de la littérature, grâce au «livre électronique», contrairement au ministre qui pensait impressionner un aéropage, pourtant prestigieusement cultivé et finement sélectionné par l’Unesco, en louant maladroitement les écrits manuscrits d’un lointain héritage perdu dans les limbes des malheureux roitelets «Tawa’ if» de l’Andalousie qui est, de nos jours, à des années-lumière de ces résiduels de songes ancestraux !

La confidence du grand romancier, petit auditeur de théâtre radiophonique, avant ma naissance, me jeta, en effet, tendrement, dans les bras de la nostalgie que tout humain a pour son enfance… Je me revischez nous, à Casablanca, quand « Baba Sidi », mon grand-oncle, soufi de culture, qui veillait à équilibrer l’éducation-trop moderne à son goût- de mon géniteur, son cadet, me couvait moi aussi, comme le faisait à son petit-fils Antonio la grand-mère chilienne «auditrice/« auteure dramaturge« », alors que je collais mon oreille à notre vieux poste TSF (prolongé d’un fil trempé dans un verre d’eau !), par des soirées pluvieuses, à partir de 21h, je crois…A ce jour, résonnent encore fort, dans mes oreilles, lestrois coups et les génériques annoncés :« pièce en 30 épisodes, écrite et réalisée par Abdallah Chakroun !». Cela fait vibrer toujours mes tympans ! Qu’elle fût grande ma sensation de vivre,pour de vrai, mon temps, tressant le réel avec l’imaginaire, quand j’eus, des années plus tard, le privilège de serrer la main de cette icône de «Dar El Brihi» et de converser avec celui qui, jusque-là, étaitpour moi inaccessible dans le mystère des ondes du média dit «chaud» ( la radio) à travers lequel, grâce à ce prolifique auteur bien de chez nous, mon amour pour le théâtre allait éclore et grandir avec moi… Occasion mémorable qui me permit de mesurer sa chaleureuse convivialité, sa politesse légendaire et sa langue limpide, et qui me fût possible à mon arrivée à l’ISIC comme jeune professeur, alors que Ssi Abdallah Chakroun naviguait déjà dans l’orbite de l’international, présidant aux destinées premières et fondatrices de l’ASBU (union des radiodiffuseurs arabes) à Tunis.

Honorer par l’art les siens, les confrères et la patrie

Je vous parle d’un temps, quand l’imaginaire des Marocains, surtout des petits (1ère génération de l’indépendance jouissant, enfin, d’une radio de pays souverain) n’était encore nourri que par les contes oraux des grands-mères, par ceux des conteurs sur les places publiques (Al Halqa), et par quelques rares contes mal imprimés en Orient mais que submergeaient déjà les «comics» (bandes dessinées) américains ou versions copiées sur eux par quelques éditeurs français. Avec le volumineux répertoire théâtral radiophonique de Feu Abdallah Chakroun, nos petites têtes, comme celles de nos ainés adultes, accédaient pêle-mêle à ses œuvres originales, comme au répertoire théâtral mondial, adapté par lui et porté merveilleusement par les voix de son incroyable pléiade de complices, une famille en fait, qu’il célébrait par son art, lequel honorait aussi les siens et le Maroc : Amina Rachid (son exceptionnelle, forte et digne compagne de vie et de créativité), Habiba Al Medkouri, Ouafa Al H’raoui, Abderrazak Hakam, Larbi Doghmi (connu du cinéma mondial), Hammadi Amor,Hassan Al Joundi, Hammadi Attounsi, Mohammed Hammadi Al Azrak, Mohamed Ahmed Basri, Hachemi Ben Amr, Thami Al Gharbi, Mahjoub Arraji, H’midou Benmassoud (l’interprète cinéma déniché par Claude Lelouch), Abderrafii Jawahri (le poète du «soleil rouge») etc.

Ssi Abdallah, avec un fusain, tout marocain, d’un bout à l’autre de l’immense empire de notre imaginaire aux multiples et diverses strates culturelles accumulées durant des siècles, au gré de nombreuses hordes d’envahisseurs fascinés par ce «couloir des miracles», quasi insulaire, entre deux mers, deux continents et à l’intersection de moult cultures, langues, légendes, épopées,religions et leurs livres sacrés , a pu, lui le natif de la ville ouverte aux quatre vents, Salé , sculpter et peindre, avec harmonie, à la fois nos origines, nos mémoires hybrides, l’ensemble des sources et facettes de notre patrimoine commun. Ce qui devait, au lendemain de l’affranchissement de notre expression du joug colonial qui opprimait les corps, les âmes et les identités, constituer, remembrer en fait,notre «vivre ensemble», notre «empreinte» particulière dans l’universel, parmi les autres peuples du globe. Ssi Abdallah laisse une empreinte restauratrice dans notre identité tout court…Dans la discrétion et l’humilité, que le labeur fût long et besogneux pour cet artiste sculpteur de la mémoire, de la culture, de l’imaginaire et de la personnalité du marocain(e) de nos jours. Grâce à son œuvre, nous avons retrouvé une grande part de notre passé, artistiquement revisité par notre présent, alors qu’il était menacé par l’oubli, par la dévitalisation de l’occupation étrangère qui était en passe de le dépouiller de son identité originelle et de ses références constitutives.

Trop de souvenirs de pièces radiophoniques, qui faisaient le «buzz» à l’époque dans la tête des auditeurs et auditrices des années 50, 60 et 70, m’empêchent ici de retrouver, de mémoire, certains titres emblématiques qui ont marqué et la création théâtrale du pays et notre imaginaire collectif. C’est que, à l’époque, à travers le monde, le théâtre radiophonique pouvait fédérer, par une pièce, tout un peuple, juste par une réplique, une séquence, par une musique, par une légende ou du fantastique, par un générique même… Il en a été ainsi pour les Américains, par exemple, quand le génial cinéaste Orson Welles mis en ondes sa dramatique radio «la guerre des mondes», en 1938 sur le réseau CBS. Les auditeurs sur ce vaste et populeux pays crurent arrivée la fin du monde ! Les Marocains, le 26 février 1961, au mois de Ramadan, crurent, eux, que «le chat noir», pièce de théâtre en plusieurs épisodes, portée en ondes par la cordée de Feu Abdallah Chakroun, annonçait un malheur sismique (après celui d’Agadir, survenu dans la nuit du 29 février 1960) qui allait affliger tout un peuple le 10ème jour de jeûne : la mort de Mohammed V !

«Média chaud» (provoquant le concours de l’imagination de l’auditeur, comme le vécut l’enfant chilien, romancier en herbe), la radio a cette force de stimuler les imaginaires et d’y graver des traces et des lignes sculpturales indélébiles qui définissent, in fine, l’identité d’un peuple. Feu Abdallah Chakroun avait fort compris et bien maîtrisé cet art. Il en a été notre premier et irremplaçable artiste et artisan, nourrissant toutes les facettes de notre physionomie identitaire actuelle : la langue, les paroles et maximes tirées de tous nos héritages, l’oral, l’écrit, l’arabe, le dialectal, la poésie, la chanson, la nouvelle, le roman, les mémoires, l’autobiographie (lisez ses souvenirs de fils de Salé visitant Fès, deux villes rivales en histoire, en civisme raffiné et en nationalisme) … Un corpus qui a une intégrité solide. Condition sine qua non pour prétendre à l’universel.

Son fusain, à l’œuvre chez nous, sur nous et sur notre imaginaire, nous a fait approcher de l’universel. A nous de nous y ancrer davantage en rééditant, en traduisant et en diffusant, ici et ailleurs, ses œuvres d’art : nouvelles, paroles de chansons, romans et pièces radiophoniques ou télévisées. Nous le lui devons tous car, tout seul, il a consacré toute sa vie à servir généreusement notre imaginaire commun. Un imaginaire, autrefois, si orphelin de contemporanéité, avant la venue de Ssi Abdallah au monde en 1926. Maintenant que ce monument nous a quitté, le 16 novembre 2017 (date de novembre fort symbolique pour sa génération, retour d’exil de Feu Mohammed V en 1955), que cet imaginaire est bel bien orphelin de lui ! Lui, le père fondateur du théâtre radiophonique marocain, un art propre à lui et qui a meublé merveilleusement et généreusement notre imaginaire collectif. Sans art meublant un imaginaire collectif, il n’y a pas de patrie… «Il y a des choses plus importantes que soi-même, par exemple, la patrie», écrit Antonio Skarmeta dans un de ses romans («La noce du poète»). Feu Abdallah Chakroun était, avant tout, un patriote par son art aux multiples fusains et pinceaux, typiquement marocains et intelligemment trempés dans de l’universel. Merci Ssi Abdallah, y compris pour tes amicales dédicaces sur tes ouvrages que tu m’offrais à chaque parution.

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