La donnée personnelle vaut plus que l’or en barre, plus que l’or noir, plus que l’uranium. C’est un gisement qui offre plus de 7 milliards et demi de mines à ciel ouvert… numérisé. Chaque habitant de la terre est une mine en soi, exploitable pour celui qui arriverait, grâce à la science de l’algorithme, à y accéder puis à l’utiliser selon ses objectifs plus ou moins licites. C’est le stade actuel auquel est arrivée la «société de l’information et des savoirs» que l’orphelin Sommet Mondial des Savoirs et de l’Information» (SMSI/WISIS) de Genève appelait de tous ses vœux en 2003.
C’est inquiétant, personne n’en doute, même à ce stade des débuts de l’ère numérique dont nul spécialiste ne peut imaginer suffisamment les extensions et bouleversements au futur. Mais l’inquiétude n’a-t-elle pas toujours été ce gros nuage qui accompagne ou précède tout saut civilisationnel de l’humanité ? La poudre a inquiété nos ancêtres, comme le télégraphe, le train, la vapeur, la voiture, la combustion, l’avion, le gaz, le nucléaire etc. Alors, n’est-il pas plus réaliste de considérer que l’inquiétude est un réflexe normal à chaque fois qu’advienne un changement, aussi imprévisible que redoutable soit-il ? Notre inquiétude actuelle – légitime – pour le secret de nos données personnelles a monté en puissance durant au moins les cinq dernières années.
Jadis, nos données intimes relevaient d’un domaine quasi sacré. L’administration, cette « science » de la gouvernance propre à l’espèce humaine depuis les Pharaons et avant eux, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud, a depuis longtemps conquis progressivement, et sur des siècles, voire des millénaires, cet espace dit de la « vie privée ». Espace fait de vos données d’identification, de profilage, d’indicateurs sur vos comportements, vos croyances, vos goûts et tendances, vos choix politiques ou autres etc. Avant l’avènement du numérique, on n’avait comme craintes fantasmagoriques que le monde de Franz Kafka ou le «Big Brother» de George Orwell. La fiction n’entamait pas gravement notre foi en les bienfaits futurs de telle ou telle invention technologique ou quelconque nouveau savoir atteint par notre intelligence humaine. Et l’imaginaire des auteurs de fiction adoucissait en quelque sorte notre inquiétude dans la mesure où leurs lubies et fantasmes nous semblaient être fruits de leur pure imagination. Or, maintenant, à l’ère conquérante de l’intelligence artificielle, fruit de notre vieille intelligence humaine, la fiction d’aujourd’hui semble préfigurer la réalité de demain. L’imagination semble produire au présent la copie zéro (ou prototype) de ce qui sera demain dans notre réel!
A la vue, cette année, d’un ordinaire passant chinois, parmi une foule qui traversait un rond-point, instantanément identifié par reconnaissance faciale, à son insu, sur les écrans d’un QG administratif lointain, dévoilant en même temps tout ce qu’on peut savoir sur lui, depuis son identité jusqu’à ses préférences culinaires ou sexuelles, qui de nous n’a pas été assailli d’un vertige sans fin quedes œuvres comme «Le procès» deFrantz Kafka (https://la-philosophie.com/le-proces-kafka) et «1984» de George Orwell (https://la-philosophie.com/1984-orwell-analyse) ne pouvaient provoquer en nous avec leurs imaginations qualifiées de débordantes et d’hallucinantes à leurs époques?
Humain «algorithmé» dans un biotope connecté
Dans nos cités ou autres espaces de vie collective, bientôt complètement connectés, comme villes et villages «intelligents» («Smart Cities»), l’habitant sera «algorithmé», de la tête aux pieds, depuis sa naissance (et même avant comme fœtus iconographié!), dans ses faits et gestes, ses comportements, usages et habitudes, voire ses pensées et croyances les plus intimes. Il sera même son propre «Big Brother» puisque lui-même sera enclin, par sa «culture civique numérique», à fournir, volontairement et librement, des données sur lui-même. «Auto- algorithmés», nous vivrons dans un biotope connecté, totalement «algorithmé» par notre propre volonté.
D’ailleurs, la «Blockchain» repose cardinalement sur ce paramètre : celui des données personnelles divulguées par la personne elle-même. Paradoxalement pour un besoin de sécurité à l’origine. Je livre des informations sur moi- même, je les transfère de mon domaine privé au domaine public pour pouvoir bénéficier de toutes sortes de sécurités concernant mes transactions et échanges avec les autres.
Dans notre monde actuel, tout contemporain qui veut vivre son temps, sa contemporanéité, afin d’éviter d’être un troglodyte reclus/isolé dans une caverne non numérisée, est obligé quotidiennement de mettre librement en partage ses données personnelles. C’est la base et la raison d’être de la Blockchain. Comme l’est le foyer de feu pour une cheminée qui disperse ses fumées au gré de tous les vents et de leurs appels. L’individu injecte donc volontairement ses données, bien souvent obligé de le faire pour pouvoir bénéficier de services (depuis les codes nécessaires pour accéder à ses mails, à ses comptes bancaires, ses comptes sociaux, ses dossiers administratifs ou médicaux etc.). Et la Blockchain est fort séduisante pour vous inciter à vous délester par vous-même de vos données personnelles. Puisqu’elle est on ne peut plus sécuritaire contre tous les risques connus à ce jour de piraterie, de détournement etc.
Maître Matthieu Quiniou, avocat, magistrat spécialiste du monde du digital et chercheur associé à la Chaire Orbicom/Unesco «Innovation, transmission et édition numérique» (Université Paris 8 et Fondation de la Maison de Science de l’Homme) définit la Blockchain comme suit :
«Une blockchain est un registre distribué basé sur une structure de données appelée chaine de blocs qui sont chaînés les uns aux autres d’où le nom de blockchain. Un bloc contient, en plus de transactions, l’empreinte digitale du bloc précédent. La modification d’une transaction modifie donc non seulement le bloc auquel il appartient mais l’ensemble des blocs qui le suivent. La structure en chaîne de blocs confère au registre distribué son immutabilité».
Me Quiniou qui, en Mai dernier, a animé une journée d’exposés et de débats sur la Blockchain, au siège de l’Unesco à Paris, devant nombre de directeurs et hauts fonctionnaires de l’Unesco ainsi que des chercheurs membres du réseau Orbicom des chaires Unesco, dont le président et des membres du CA de ce réseau, ajoute :
«L’essor de la technologie blockchain sur la base de la désintermédiation et de la non centralisation, ouvre la voie à des opportunités de changement inédites dans de nombreux domaines de la société et de la gouvernance». Et au magistrat de nous annoncer qu’«un écosystème de solutions transactionnelles et opérationnelles est en cours d’élaboration, avec le potentiel de bouleverser les structures de pouvoir économique existantes et de construire des sociétés du savoir plus inclusives».
Non centralisation et immutabilité
Ce qu’on peut retenir, en clair, est que chaque bloc (ou nœud) est un coffre-fort dont le code ne peut fonctionner que s’il parleou est en synchrone avec les codes d’autres blocs. Aucun code (votre bloc à vous, par exemple, contenant vos propres données) ne peut être violé, à priori. Il se bloque si tout le système (à travers toute la Blockchain qui peut être mondiale) ne le permet pas, au niveau d’infinis et nombreux codes de tous les blocs chaînés par la chaine. Comme si, pour violer le coffre-fort d’une banque, il faut connaitre et exécuter les codes des coffre-fort de milliers de banques à la fois et en même temps. Rappelons que la Blockchain la plus connue à ce jour est celle de la cryptomonnaie, dont la plus célèbre «devise» : le Bitcoin. Une cryptomonnaie, dite aussi cryptoactif ou cryptodevise est une monnaie virtuelle, émise de pair à pair, sans nécessité de banque centrale, en circulation, sécurisée, au moyen d’un réseau informatique décentralisé : c’est-à-dire une Blockchain.
Le mot-clé de cette sécurité vantée dans la Blockchain est : l’immutabilité, car «c’est un des principaux atouts de la Blockchain (…) L’information une fois stockée ne peut plus être modifiée. L’immutabilité est garantie d’abord par le caractère distribuée de la Blockchain : modifier le registre demanderait de modifier le registre de l’ensemble des nœuds. Ensuite, pour les Blockchains, la structure de blocs renforce encore l’immutabilité en invalidant la Blockchain dans son ensemble dès qu’une simple transaction est modifiée».
Néanmoins, les risques restent tangibles au plan des conséquences sur l’utilisation des données personnelles par un tiers… On revient donc à la menace du «Big Brother» qui semble pointer son nez déjà en Chine et, peut-être, à terme (plus discrètement) ailleurs (Amérique du Nord, Europe, Asie, ces trois plus connectés continents et dominants pourvoyeurs de Big Data ou gigantesques banques de données).
La Blockchain évoluera donc dans un environnement de disponibilité, quasi sans limites, de données personnelles injectées librement et volontairement par les individus eux-mêmes. Le gisement à ciel ouvert des Data, constitué de blocs de la (ou les) Blockchain. Celle-ci peut être publique ou privée et même chainer des réseaux d’ONGs ou un groupe communautaire, comme déjà en Europe du Nord. Et elle peut fort bien s’apprêter à de multiples utilisations et exploitations : profilage, catégorisation, classement (social, politique, comme en Chine déjà) ou selon d’autres paramètres d’identification et de ciblage. On peut donc imaginer ce qu’un État, une compagnie d’assurance, une banque ou quelconque autre administration ou institution (publique ou privée) pourraient tirer comme parti : différencier les services et offres, discriminer/exclure un type de profils de citoyens ou clients, appliquer à d’autres des mesures spécifiques ou plus ou moins abusives, décourageantes, inhibitrices etc.
Autrement dit, la situation serait qu’un intérêt donné utiliserait à sa guise vos données personnelles contre vous-même alors que vous avez, à l’origine, volontairement mis vos propres données accessibles à la partie qui poursuit cet intérêt ou le sert ! Inquiétant, non ?! L’expérience pourrait réduire l’inquiétude en l’enchainant à une forte vigilance.
Pr. Jamal Eddine Naji
(Président du Réseau Orbicom des Chaires Unesco en communications)