«La littérature se fait le miroir du quotidien»

Al Bayane : Une question d’ordre général pour commencer : c’est quoi la littérature amazighe?

Driss Azdoud : Comme partout ailleurs, il s’agit de l’ensemble des productions orales et écrites qui sont empreintes de valeurs esthétiques et d’engagement. La littérature amazighe est surtout orale mais elle est ancrée dans l’âme amazighe et jouit d’une reconnaissance et d’un prestige exceptionnels comme c’est le cas souvent dans les communautés à tradition orale.

Cette littérature a joué un grand rôle dans la préservation et dans la transmission de la culture et du savoir amazighs. Nos créateurs, toutes disciplines et tous genres confondus, très souvent des gens ordinaires, sont de véritables défenseurs de la cause amazighe. Il faut leur rendre hommage.

Les conditions de production traditionnelles de cette littérature, sous l’effet de l’urbanisation et de la modernité, agonisent. Comment s’opère l’adaptation des créateurs?

C’est connu, à chaque génération ses préoccupations et ses rêves. La littérature se fait le miroir du quotidien des gens et de leurs aspirations. Si la création aujourd’hui a la couleur du béton, si elle sent la solitude de la vie urbaine ou de la promiscuité des bidonvilles, c’est normal. Malgré tout, la création amazighe a la senteur et le goût de nos montagnes et de nos espaces infinis. En fait, le lieu importe peu, pourvu que l’inspiration nous vienne et qu’elle garde l’âme amazighe intacte.

Depuis quelques années, et mis à part les travaux réalisés par le colonisateur, la littérature amazighe a amorcé le passage à l’écrit : quels en sont les risques et les avantages pour ce patrimoine?

Je n’apprécie pas le terme patrimoine car j’ai l’impression certaine qu’il met en boîte plus de la moitié des Marocains qui sont nés amazighs, qui vivent, parlent et rêvent amazigh.

Gare aux réserves indiennes ! La langue et la culture amazighes sont vivantes et n’aspirent qu’à s’épanouir. Elles ne sont pas un patrimoine qui appartient au passé.

L’écriture est un tournant majeur dans la vie de l’humanité. Quelque part, pour des raisons obscures, les Amazighs n’ont en pas profité en même temps que les autres. Aujourd’hui, nous nous rattrapons comme nous pouvons. Les moyens modernes sont les bienvenus pour nous faire gagner du temps.

Pour la plupart des Amazighs vivants dans l’ignorance de l’école Tifinaghe, l’écrit ne changera rien à leurs habitudes. Ils continueront à vivre oralement, mais pour les générations futures, la marche de l’écriture leur apportera le savoir du passé et le lien identitaire. Ecrivons sans cesse. Il n’y a plus à craindre de voir tarir l’encrier ou de devoir changer de stylo ou de mine de crayon. Surfons sur l’écriture virtuelle, elle est éternelle. Notre descendance nous en saura gré et nous le reconnaîtra comme nous l’avons reconnu à ceux qui jadis ont fixé la parole de nos aïeux, même si leurs motivations étaient autres.

Quels problèmes – ou problématiques – posent l’analyse et la réflexion sur la littérature amazighe, menées à partir de «modèles» et de concepts élaborés pour d’autres cultures et littératures ?

Cette question est liée à la précédente dans le sens où il s’agit de l’écriture d’une langue. En ayant été privée de l’écriture, la langue ne bénéficiait que d’un sursis. C’était une fausse liberté car l’Amazighe pouvait parler et même créer, mais il ne pouvait pas réfléchir sur sa langue en l’absence de l’écriture. C’est un peu comme si on séparait le signifiant du signifié. Imaginez la réaction de De Saussure ! Point de signe mais le sens est là. Les Amazighes ont ainsi brassé le sens dans tous les sens et ce, depuis des lustres. Résultat, la littérature est là foisonnante, l’esthétique aussi mais point de regard critique en dehors de celui que nous offrait l’appareillage théorique occidental en particulier. Depuis l’avènement de l’écriture, la mise en place de l’Institut Royal de  la Culture Amazighe, Dieu merci, les choses avancent vite et l’on commence à fabriquer nos propres outils d’étalonnage, d’appréciation et d’évaluation. Nous avons déjà nos premiers livres de grammaire, mais aussi des livres à contenus théoriques et même philosophiques.

Vous êtes du Sud-Est et vous avez travaillé sur la littérature amazighe de cet espace national. Quelles en sont les spécificités et les caractéristiques?

J’ai en effet travaillé sur la tribu des Ait Hadiddou dans le Haut Atlas oriental, une recherche axée sur le lexique. Un dictionnaire des mots courants, résultat de ce travail, paraîtra dans les semaines qui viennent aux éditions de la Maison des Sciences de l’Homme à Paris.

Les spécificités linguistiques et culturelles sont en partie mises en évidence dans le dictionnaire, mais la spécificité des habitants de la région en général c’est que les Ait Hadiddou d’aujourd’hui sont les descendants de valeureux combattants du colon français et qui sont pour la plupart morts pour leur pays, des morts silencieux. Les héros et les rescapés l’ont été aussi (cf. batailles de Msder id, de Baddou…). Point de médailles pour les silencieux.

Les Ait Hadiddou ont marqué l’histoire de la littérature amazighe grâce à la verve de leurs aèdes et troubadours. Ils ont le sens de l’humour et gardent la tête haute malgré leurs conditions de vie difficiles.

Que peuvent apporter le théâtre et le cinéma en tant que mode d’expression, à la littérature amazighe ? Quelles pourront être les connexions et les articulations?

Le cinéma et le théâtre sont un prolongement de la littérature dans son ensemble. Ils se complètent et se renvoient l’écho en permanence. Le théâtre et le cinéma d’expression amazighe sont un vecteur formidable de la culture des Amazighs. Ils n’ont pas l’impact qu’ont la poésie, le conte ou les proverbes sur les gens pour des raisons techniques et logistiques, mais la démocratisation des produits technologiques, la couverture de plus en plus large du territoire national en matière d’électrification et de téléphonie – car on en est encore là dans nos montagnes – facilitent l’accès aux nombreux moyens de communications audiovisuels et donc à une ouverture sur le monde. Cela ne se fait pas sans risque mais les horizons ne sont plus les mêmes.

Avec l’élargissement de l’offre télévisuelle aussi, l’accès est plus simple pour s’informer et découvrir les nombreux modes de communication et de transmission de la culture. C’est là que le théâtre et le cinéma ont leur mot à dire pour peu que nos créateurs soient à la hauteur de la responsabilité qui est la leur quant à la manipulation de ces outils de communications puissants.

Où situez-vous les priorités et les domaines à explorer pour que cette littérature puisse évoluer, s’adapter et se pérenniser?

La littérature orale a ses propres mécanismes de production, de transmission et de perpétuation, rodés depuis la nuit des temps dans nos campagnes. L’adaptation et la pérennité sont à mes yeux dans ce cas assurées. Il reste à faire un travail appuyé pour développer la littérature écrite et surtout en faciliter la diffusion. L’école, si elle réussit sa mission, est le meilleur moyen d’y parvenir. C’est un projet d’envergure et de longue haleine. Les intellectuels amazighs se rencontrent régulièrement dans le cadre de festivals, de journées d’études, de colloques ou encore de cafés littéraires mais ce n’est pas encore suffisant, hélas, en termes de rayonnement et de continuité.

Je veux rendre hommage au tissu associatif qui, partout au Maroc, porte, avec d’autres, sur ses épaules le destin de l’amazigh. Moi qui ai commencé à travailler sur la littérature amazighe au tout début des années quatre vingt à l’université et où il n’était pas aisé d’inscrire le moindre mémoire de fin d’étude, je constate avec plaisir tout le chemin parcouru pour cette littérature et pour la langue et la culture. A mon avis, il y a lieu d’être optimiste.

En tant que directeur d’une structure de recherche spécialisée de l’IRCAM, quelle est la contribution de votre centre dans ce domaine?

Le Centre que je dirige a un grand rôle à jouer en matière de collecte, de traitement et de redéploiement de la matière littéraire traitée au niveau du système éducatif. Les chercheurs du centre en sont conscients et ne ménagent aucun effort pour accomplir leur mission. Bien entendu, la tâche est immensément grande, mais elle ne nous effraie pas. Le travail est long et pénible mais la motivation est de roc. Outre les travaux dont nous assurons la publication et qui nous sont soumis par des chercheurs externes, nous avons mis au point ces derniers mois une anthologie de la poésie amazighe, une anthologie des proverbes, des recueils de poésies et d’énigmes ainsi que des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et autres travaux de recherche dont des actes de colloques et de journées d’études organisés par nos soins.

Votre dernier mot.

L’amazighe a besoin des efforts de tous et de chacun. Le Souverain l’avait signalé à la création de l’Institut, l’amazighe est une responsabilité nationale. Ne l’oublions jamais.

Moha Moukhlis

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