La surprenante traversée de l’Atlantique du plat le plus populaire du pays
Khalid Attoubata (MAP)
Sur les menus de certains restaurants de Brasilia, un plat d’accompagnement intrigue les commensaux étrangers, notamment marocains, établis dans la capitale politique et diplomatique du Brésil : o cuscuz marroquino (couscous marocain). Pour comprendre l’omniprésence du couscous sur ces terres si lointaines, découvertes il y a tout juste 500 ans, on devrait aller dénicher cette surprenante histoire dans d’autres régions plus séculaires que Brasilia, une ville moderne fondé en 1960.
En fait, on est confronté à d’innombrables variétés de ce repas emblématique dans un pays-continent de plus de 212 millions d’habitants et d’une richesse culturelle et raciale singulière, nourrie d’affluents autochtone, africain, européen, arabe, asiatique, pour ne citer que ceux-là.
Selon les historiens, le couscuz, comme on l’appelle en portugais du Brésil, est un aliment qui trouve ses origines millénaires chez les peuples berbères d’Afrique du Nord, au Maroc en particulier. Il a d’abord traversé la Méditerranée vers la péninsule ibérique puis l’Atlantique jusqu’à atteindre l’Amérique latine, où il a été réinventé, redécouvert.
Le plat dont l’histoire se confond avec celle d’un Maroc multicultural fait de multiples brassages civilisationnels, a vite gagné en variations dans différentes parties du Brésil. Au fil des décennies et des siècles, il est devenu une source de nourriture indigène avant de se muer en un symbole de la résistance de l’arrière-pays, notamment dans la région nord-est réputée être la plus pauvre du pays.
Professeur au programme d’études supérieures en anthropologie de l’Université fédérale de Paraíba, qui étudie les communautés et les peuples autochtones du nord-est du Brésil, Estevão Palitot explique à la MAP que « le couscous au Brésil est un héritage évident de la présence marocaine (mauresque) au Portugal ». Pendant des siècles, la région qui est actuellement le Portugal et l’Espagne était sous la domination de différents gouvernements nord-africains musulmans et les échanges culturels étaient intenses.
Le couscous était en effet un plat populaire dans la péninsule ibérique musulmane (Al-Andalus). Ainsi, même après que le Portugal se soit consolidé en tant que puissance colonialiste, de nombreuses traditions nord-africaines y sont restées ancrées.
« Dans les premiers siècles de la conquête portugaise du Brésil, le couscous est arrivé ici avec les marins portugais. Au Portugal, le plat a été réprimé parce qu’il était perçu comme une tradition islamique, mais dans les îles de l’Atlantique (Madère et Cap-Vert) et dans les colonies du Brésil, cette interdiction n’a eu aucun effet », raconte l’expert brésilien.
Aujourd’hui, le couscous, qui est célébré chaque année le 19 mars, journée mondiale du couscuz et de la fête de Saint-Joseph, est l’une des principales composantes du capital immatériel de la région du Nord-Est. Il s’agit d’un plat « extrêmement démocratique », qui peut être préparé et consommé des manières les plus diverses.
Pour M. Palitot, le couscous n’est pas un ingrédient spécifique, encore moins une recette figée. Il existe donc plusieurs recettes de couscous à travers le monde. « Le berbère, le Paullista, celui de l’archipel du Cap Vert, tous avec leurs spécificités, des accompagnements spécifiques. Mais dans la région du Nord-Est brésilienne, où le couscuz finira par devenir la version la plus célèbre du Brésil, le plat se prépare de la manière la plus simple possible : des cornflakes moulus cuits à la vapeur, ce qui lui donne son fameux look jaune vif, détaille-t-il.
« Le coscous du Nord-Est devient un mélange de traditions afro-indigènes, dans lequel le portugais n’est qu’un contrebandier », poursuit le professeur Estevão Palitot.
La puissance du plat et sa popularité réside justement dans sa simplicité : « Le couscuz est à l’origine un aliment pour les pauvres. C’est la nourriture considérée comme étant de qualité inférieure. C’est la source d’énergie pour ceux qui ont besoin de survivre. C’est cette nourriture qui n’a besoin que d’une casserole, d’un torchon et d’une assiette », fait-il observer.
Le couscous devient au fil des années, des décennies, des siècles même, l’aliment de tous les temps. Il devient synonyme de maison, de confort, de famille. « Il devient une identité et le symbole de tout un peuple », note Estevão.
Mais qu’en est-il de la présence du couscous typiquement marocain sur les tables brésiliennes ?
L’universitaire explique qu’ »ici au Brésil, le couscous (typiquement) marocain est peu répandu. Il est vu comme une nouveauté apportée par les personnes qui sont allées étudier en France ou dans d’autres pays européens. C’est une cuisine chic, élégante et exotique. Il est cuisiné pour les réunions d’amis, un moyen d’impressionner les gens. Un plat gourmand ! On la (la semoule) trouve dans les supermarchés, mais elle est cher car importée. Et donc ce n’est pas si populaire. J’apprécie vraiment le couscous marocain et m’aventure dans quelques préparations de temps en temps ».
Au Brésil, le couscous peut se faire à base de farine ou d’amidon de maïs, de riz ou de manioc. Salée et légèrement humidifiée, la pâte est marinée pour incorporer l’assaisonnement. Il est cuit à la vapeur et peut être agrémenté d’autres ingrédients, comme c’est la coutume dans le Sud-Est, ou simplement accompagné de lait, d’ œufs, de beurre ou de viande séchée, comme préféré dans le Nord- Est.
Dans la région du Nord, le couscous peut être sucré et consommé avec du lait de coco, généralement au petit-déjeuner, accompagné de tapioca, un mets très apprécié dans tout le Brésil. Dans le Nord-Est, le couscous est couramment consommé dans les trois principaux repas quotidiens. Autrefois dans cette région, le couscous était fabriqué avec du maïs concassé dans un mortier et broyé dans un moulin en pierre, puis cuit dans une poêle, enveloppé dans un torchon.
Interrogée par MAP-Brasilia, le professeur Maria Isabel Dantas dit partager le même avis de M. Palitot. La sociologue de Rio Grande do Norte qui étudie la valeur symbolique de la nourriture parmi les différents groupes identitaires du Nord-Est, estime que le couscous a été longtemps consommé par ceux qui n’avaient pas les moyens d’accéder à des produits comme du riz ou de la viande. Mais c’est ce qui le valorise comme faisant partie de la vie d’un peuple.
« Il symbolise notre rapport à la terre. Il porte une histoire à laquelle les gens attribuent une grande signification et un grand attachement », commente Maria Isabel, qui enchaine : principalement parce qu’à l’époque préindustrielle, quand il n’y avait pas de cornflakes vendus dans les supermarchés, ni même de couscous, tout le travail se faisait à la main. Le maïs était récolté, battu dans des mortiers, tamisé. Le couscous était ensuite cuit à la vapeur jusqu’à avoir la bonne texture. C’était beaucoup de travail, surtout à une époque où les familles étaient nombreuses. En même temps, c’était simple. Pas de grands secrets, pas besoin de techniques sophistiquées.
« C’est un aliment qui meuble la mémoire des gens. Cela s’est transmis de génération en génération. La saveur est précisément dans cette mémoire », ajoute-t-elle, relevant qu’il y a eu une tentative de construire un « Nord-Est idéalisé » dans l’imaginaire populaire, dans lequel le symbole principal était la carne de sol » (viande du soleil), une forme de viande séchée de la cuisine brésilienne.
Mais la vérité, selon elle, est que tout le monde dans la région, en particulier dans le Sertão, littéralement arrière-pays, une région semi-aride, n’avait pas d’argent pour se payer ce luxe. « Tous les compatriotes ne connaissaient pas le goût de la carne de sol, mais tous connaissaient le goût du couscous. C’était un aliment qui était sur toutes les tables », souligne-t-elle.
En accompagnement, le couscous est mélangé avec ce qui était disponible : viande, noix de coco, lait, œufs, poisson d’eau douce, cassonade, abats de porc et de bœuf, etc. « Pour cette raison, le couscous est paré de multiples variétés de nos jours. Il y a ceux qui le mangent salé, il y a ceux qui le mangent sucré. Sec ou humide dans du lait. Avec des copeaux de cassonade et même du miel. Saucisse, fromage, oeuf… »
« C’est la souffrance d’antan qui donne un nouveau sens au couscous. C’est ce qui lui donne une forte mémoire affective. Si vous retirez cet élément de votre menu du nord-est, vous en retirez tout. Parce qu’il y va d’un patrimoine, d’une identité », poursuit-elle.
Or, le couscuz n’est plus un aliment exclusivement des Nordestinos, encore moins un plat des pauvres. Il est aujourd’hui un plat national qu’on cuisine pratiquement dans toutes les maisons brésiliennes, dans une marmite de couscous dite cuscuzeira, Keskas comme appelée au Maroc, confie Conceição, originaire de l’Etat de Paraiba qui habite et travaille à Brasilia.
« Nous l’aimons bien. Pour le petit déjeuner, le déjeuner, le dîner. Le couscous nous accompagne depuis notre naissance. J’ai élevé mes enfants avec du couscous. C’est une nourriture de toutes les générations qui continue d’être léguée tel un témoin du temps », selon elle.
Contrairement aux Marocains par exemple, le couscous au Brésil est mangé presque quotidiennement, au petit déjeuner comme au déjeuner et au diner, explique Conceição, estimant que ce plat tire son importance et sa popularité de la simplicité et de la disponibilité de ses ingrédients, mais aussi de la facilité dans sa préparation.
« Nourriture bon marché et polyvalente, le couscous a tous les attributs de la cuisine familiale, le confort et la chaleur de la maison, les repas de famille. J’ai des souvenirs très précieux de mon enfance où le couscous était le protagoniste des réunions de famille à table », explique la quinquagénaire.
Il faut dire aussi qu’en dehors de la région nord-est, le couscous s’adapte aux aspects sociologiques et de calendrier de ce repas au Maroc. Outre la méthode de préparation, à São Paulo notamment, le couscous est un plat de fêtes, préparé pour les réunions avec la famille et les amis, selon M. Palitot.
Au Cap-Vert, pays atlantique entre l’Afrique, le Brésil et l’Europe, le couscous de maïs est un plat qui apparaît dans la célébration du mercredi des Cendres, qui clôt le Carnaval et ouvre la période religieuse du Carême catholique.
Inscrit en fin de l’année dernière au patrimoine immatériel international, le couscous est ainsi devenu un symbole du brassage des cultures et des civilisations. Pour l’universitaire brésilien, c’est une reconnaissance de la valeur historique et civilisationnel de ce repas. Il estime que l’inclusion des autres variantes du couscous marocain, en particulier brésilienne, capverdienne et portugaise, « enrichira davantage la dimension universelle d’un plat aussi unique et important pour différentes civilisations ».
Le partage du couscous dans les cultures brésilienne et maghrébine est un élément qui rapproche les deux rives et met en lumière de puissants héritages culturels qui ont traversé les siècles et les océans, dépassant les barrières idéologiques et religieuses, unissant les peuples autour de l’acte de manger.