Le film des années sécheresse !

Revoir Zeft de Tayeb Saddiki

Tout le film est ainsi construit : il est autant « visible » que « lisible »

Mohammed Bakrim

A l’occasion de la Journée internationale du théâtre (31 mars) la  Fondation Tayeb Saddiki a organisé des Journées dédiées à la mémoire du maître fondateur (1939-2016). Des journées comprenant notamment une exposition, un échange autour du thème « théâtre et cinéma » et surtout  la projection de la version  restaurée du film Zeft (1984) ; premier long métrage de fiction du Grand maître. Une initiative louable à plusieurs titres. Et d’abord pour permettre aux nouvelles générations de cinéphiles et de jeunes cinéastes d’avoir une idée sur un pan important de notre cinéma qui n’est pas parti ex-nihilo. Revoir le film aujourd’hui est également opportun au moment où le pays ne cesse de subir de plein fouet les effets d’une sécheresse terrible. Tout le film de Saddiki est révélateur de l’omniprésence de cette catastrophe dans l’imaginaire collectif de notre société. Abordée dans le film comme métaphore d’autres secheresses…

Feu Tayeb Saddiki avait eu d’intenses rapports avec le septième art où il avait trouvé un des vecteurs d’expression de sa quête d’un art total. Très jeune comédien de la troupe de la jeunesse et des sports dans les années 1950, il tient son premier rôle dans un court métrage, Le poulet, de Jean Fléchet (1954) ; un sketch largement inspiré des contes populaires marocains où on le voit côtoyer de grands noms du théâtre marocain. Le cinéaste français, Jean Fléchet qui a choisi de continuer à travailler au Maroc indépendant a été fort impressionné par le jeu de Tayeb Saddiki. Il fit appel à lui de nouveau pour son film Le collier de beignets qui représenta le Maroc à Berlin en 1957. Présent dans le film en tant que comédien aux côtés de Hassan Skalli amis aussi en tant que conseiller artistique. Ce fut alors le début d’une riche carrière de cinéma qu’il mena en parallèle de son immense travail pour le théâtre.

Il joua ainsi dans de grandes productions internationales (Lawrence d’Arabie, Le message…). Il collabora à plusieurs films marocains en tant que comédien mais aussi en tant que conseiller à l’écriture. Il ne tarda pas alors à passer derrière la caméra réalisant ses propres films, beaucoup de courts métrages documentaires et surtout son premier et grand film de fiction, Zeft (1984). Revoir le film aujourd’hui, près de 40 ans après sa sortie donne la mesure de la force, de la richesse et de l’originalité de ce film. Zeft mérite en effet d’être réhabilité à l’aune des développements postérieurs du cinéma marocain pour se rendre compte de sa place de précurseur dans l’histoire de ce cinéma. Mon hypothèse, avancée un peu hasardeusement au départ mais dont je suis désormais convaincu après avoir revu le film, est que tout un cinéma que je qualifierai de déconstruction postmoderne dont le chef de fil aujourd’hui est Hicham Lasri trouve ses prémices dans le film de Tayeb Saddiki. Zeft est en quelque sorte l’ancêtre lointain de The se ais behind (2014).

Au début des années 1980, Tayeb Saddiki, rejoignant ainsi, quoique travaillant sur d’autres registres, des cinéastes comme Mostafa Derkaoui, Aboulouakar…dans une démarche de déconstruction du discours fictionnel dominant, nous propose non pas un récit classique mais un montage hilarant donnant lieu à la radioscopie d’une société en bute aux mutations de la modernité. Un village, microcosme d’une société complexe est traversée par deux courants contradictoires. D’un côté l’enterrement de Sidi Yassine un saint des saints et de l’autre l’arrivée d’une autoroute. Les deux événements optent pour le même lopin de terre, celui du pauvre Bouazza (interprété par Saddiki himself). Toutes les contradictions historiques, sociales sont revisitées par un jeu de clins d’œil, de mise en abyme : la bureaucratie, le système éducatif, les mœurs, la tentation migratoire. Des séquences sont devenues mythiques : la procession organisée à l’occasion de la sécheresse, les différentes variantes des discours officiels ; les réunions des cadres pour déterminer le tracé de l’autoroute…

L’ensemble est (dé)construit, hors les normes canoniques de la narration. Chaque séquence dispose de sa propre logique indépendamment du référent auquel elle est censée renvoyer. Je voudrai dans ce sens proposer un arrêt sur images de la séquence d’ouverture, pré-générique. Elle se déroule à Paris et va signifier l’impasse du projet migratoire. On y voit Nordine Bikr qui vit le début d’une idylle amoureuse avec son amie française. Mais très vite cela va buter sur le mur de la bureaucratie et des visas. La séquence est portée par une rhétorique de l’image à travers la figure du montage. D’abord au niveau de la succession des plans : on voit le couple s’installer à la terrasse d’un café. Suit un plan de d’un camion de nettoyage de la chaussée avec en arrière fond le jeune couple. Le camion arrive de la gauche du plan, cache les protagonistes et sort par la droite ; un mouvement gauche droite accompagne l’arrivée de deux policiers. D’un nettoyage l’autre. Le plan suivant, on voit les deux policiers interpeller le jeune marocain. Là intervient un autre niveau de montage, celui interne au plan. Le jeune couple qui fait face au plocier qui vérifie le passeport est filmé en effet avec en arrière fond l’enseigne du café « La Liberté ».  Au pays des droits de l’homme, on n’est pas à une contradiction près. Un autre plan nous montre cette fois les deux policiers cadrés rapproché avec en arrière fond l’inscription « sauvage ». Tout le film est ainsi construit, il est autant « visible » que « lisible »

Le récit puise dans une multitude de registres artistiques (le script est tiré d’une pièce de théâtre éponyme)…tous les ingrédients d’une esthétique post moderne sont réunis pour nous donner une œuvre prémonitoire. Pour ceux qui auraient reproché au cinéaste son déphasage par rapport au réalisme en vogue, il glisse dans son film une séquence documentaire où le réel surpasse la fiction ; c’est la séquence où la caméra capte des moments quasi surréalistes quand des populations traversent la route à double voie à  des endroits absolument inédits ; chacun tentant à sa manière de trouver une astuce pour transgresser l’interdit. L’autoroute symbolisant dans le film le dernier gadget de la modernité subit ainsi des contournements qui mettent à nu son caractère inopérant. On n’adopte pas la modernité, on l’adapte. La fiction se révèle en deçà du réel. Tout l’art de Tayeb Saddiki est d’avoir su capter ses moments dans une forme qui continue de nous parler aujourd’hui encore davantage.

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