Face à une économie mondiale où seules les entreprises les plus innovantes résistent, les entreprises africaines n’ont d’autre choix que de miser elles aussi sur l’innovation pour trouver leur place dans l’arène internationale ou même juste exister localement face aux multinationales. Sauf que le problème c’est qu’elles ne disposent que rarement des moyens en interne pour innover. L’open innovation et l’intraprenariat seraient la formule magique pour y parvenir. Démonstration de Casablanca à Dakar en passant par le Caire.
Lorsqu’on parle d’innovation, les regards se tournent prioritairement vers la côte Ouest américaine, Israël, certaines capitales européennes ou le Sud-est asiatique. A raison, puisque les avancées récentes en matière d’intelligence artificielle, de robotique, d’impression 3D… y sont spectaculaires sur le plan technologique et riches de promesses sur les plans économique et social. En Afrique, l’innovation est certes moins «spectaculairement visible» qu’elle ne l’est dans les pays cités plus haut. Mais dès lors qu’on se plonge dans les écosystèmes africains, naissants ou structurés selon les pays, l’expédition se révèle riche d’enseignements. C’est dans cet esprit-là que le groupe international d’audit et de conseil Mazars a mené une étude intitulée «Afrique : les nouvelles voies de l’innovation» dont les conclusions ont été dévoilées lors de l’édition 2017 de l’Africa CEO Forum qui s’est tenue la semaine dernière à Genève.
Premier enseignement, face à la menace de l’ubérisation(2), les entreprises qui survivront seront celles qui sauront « s’autodisrupter(3) ». En d’autres termes, seules celles qui seront capables d’internaliser le meilleur du monde des start-ups et de faire de leurs collaborateurs internes des innovateurs qui créeront de nouvelles offres, de nouveaux produits/ services, des business units ou des start-ups pourront outrepasser cette transformation de l’économie mondiale. Dès lors, l’innovation devient ou deviendra inexorablement, une priorité stratégique pour un nombre croissant d’entreprises établies en Afrique.
Car face à cette menace « d’ubérisation» brandie partout, les expérimentations ont démontré que seule l’innovation semble offrir une réelle alternative. La technologie et le numérique sont des déclencheurs qui contribuent à transformer radicalement les business models. Les entreprises y voient une formidable opportunité de recréer leurs modèles : modèle d’offre, modèle opérationnel, modèle économique.
Deux mouvements, encore naissants mais porteurs de potentiel d’innovation pour l’Afrique en général, et pour les entreprises en particulier, ont été identifiés : l’intrapreneuriat et l’open innovation.
«Près de 70% des salariés en Afrique prêts à quitter leur entreprise si elle n’est pas favorable à l’innovation et à l’intrapreneuriat»
Deuxième enseignement : l’Afrique n’est pas ce continent qui cherche à «rattraper son retard» via l’innovation. Elle invente son modèle, trouvant des solutions pragmatiques et innovantes aux enjeux de développement et de croissance qui lui sont propres.
Autrement dit, l’Afrique connaît aujourd’hui une transformation décisive propulsée par l’entrepreneuriat et l’innovation. La révolution numérique joue un rôle primordial dans cette transformation et dans l’émergence de l’innovation en Afrique. Le mouvement va au‐delà du seul leapfrogging(1) technologique, concept régulièrement vanté ces dernières années.
«Le continent connaît un nouvel élan avec les pratiques d’intrapreneuriat (4) et d’open innovation (5) qui apportent des solutions locales pragmatiques dans des environnements ne bénéficiant pas toujours des ressources internes et du cadre réglementaire propices à la création d’offres innovantes. C’est désormais aux entreprises de s’impliquer dans ce type de démarches afin de répondre aux besoins de proximité du marché et de créer une culture d’agilité qui les aidera à réinventer leur business model», explique Abdou Diop, Managing Partner de Mazars au Maroc.
Si l’open innovation et l’intraprenariat ne sont pas nouveaux au Nigéria, au Ghana ou en Afrique du Sud, ils ont récemment gagné d’autres pays, créant une dynamique panafricaine. L’étude Mazars, appelée pour l’occasion Learning expédition, a essayé d’en saisir les contours. Voici 3 études de cas très concrets illustrant ce phénomène a priori salvateur et véritable réservoir de croissance pour l’Afrique!
Screendy à Casablanca
Screendy est une plateforme dont la mission est de démocratiser le développement des applications mobiles. L’open innovation est au cœur même de la start‐up. En effet, Screendy met sa technologie à la disposition de communautés de développeurs, pour que ces derniers puissent développer leur projet, en contribuant à faire évoluer eux‐ mêmes la plateforme.
Dans un premier temps, il s’est agi d’attirer ces développeurs. L’équipe de Screendy a pour cela utilisé plusieurs leviers, dont le hackathon. Un hackathon est un événement collaboratif, limité dans le temps (24 à 48h), regroupant des développeurs, des designers et des experts métiers pour co‐construire une solution innovante. Au travers de 18 hackathons ouverts en 2016, Screendy a pu faire grandir sa communauté (près de 10 000 développeurs dans 180 pays), faire connaître sa technologie et donner naissance à des projets basés sur des prototypes opérationnels.
Constatant le succès de cette démarche, Mehdi Alaoui (ndlr : fondateur de Screendy) a alors structuré un programme autour des hackathons, notamment pour accompagner les projets vainqueurs dans leur concrétisation en Minimum Viable Product8 (MVP) puis en start‐up pérenne. C’est ainsi que le programme Hack & Pitch est né. Ce programme a franchi les frontières marocaines, des hackathons ayant été organisés fin 2016 au Sénégal, au Mali et en Jordanie. D’autres pays d’Afrique et du Moyen‐Orient sont au programme pour 2017(…) Au Maroc, le succès de Hack & Pitch a été tel que des grands groupes, séduits par le potentiel d’agilité, de rapidité et de création de valeur de cette démarche structurée, sont spontanément venus solliciter Screendy pour co‐construire un programme d’open innovation, dont le hackathon est le déclencheur. Deux grands groupes marocains (une banque et un éditeur de solutions de paiement électronique) ont ainsi entamé leur programme d’open innovation avec succès.
JokkoSanté à Dakar
Adama Kane est un employé de la Sonatel, filiale locale du groupe de telecom Orange. Des événements personnels l’amènent, courant 2013, à prendre conscience qu’il dispose d’un stock important de médicaments entamés, dont il n’a plus l’usage. Il imagine alors une application web et mobile sécurisée, permettant un accès plus équitable aux médicaments. C’est ainsi que naît l’idée de pharmacie communautaire virtuelle, baptisée JokkoSanté, qui permet de déposer les médicaments non utilisés dans les centres de santé affiliés et recevoir en échange des points, équivalents à la valeur financière des médicaments déposés. Ces points accumulés sont utilisés par les membres pour récupérer d’autres médicaments. C’est un mécanisme d’économie circulaire.
Par ailleurs, Jokko Santé offre aux entreprises la possibilité d’améliorer leur visibilité et leur impact social en finançant les médicaments des segments de population de leur choix (en fonction du lieu d’habitation, de l’âge, du sexe, etc.). Cette visibilité de leurs activités RSE (responsabilité sociale de l’entreprise) est garantie par la réception, par le membre bénéficiaire, d’un SMS l’informant que l’entreprise «X» lui a offert les frais de son ordonnance. Le 3e moyen d’acquisition de points est l’achat direct et le transfert entre membres. Cette possibilité d’achat et de transfert de points est utile pour ceux qui souhaitent offrir des points à la famille ou aux proches.
Persuadé de la pertinence de son idée, il en parle à son manager à la Sonatel, qui, convaincu, l’aide à présenter le projet Jokko Santé au Management Exécutif. L’adhésion du Directeur Général donne le coup d’envoi de l’opérationnalisation de ce projet, en 2015. En plus de ses activités salariées, Adama Kane s’appuie sur les équipes de la Sonatel pour développer un pilote d’application, en étant accompagné par l’entreprise sur différents plans. L’intérêt pour la grande entreprise ? Une question légitime se pose pour un chef d’entreprise : pourquoi miser sur des initiatives conduisant parfois au départ de collaborateurs de talent ? Dans le cas d’espèce de la Sonatel, l’entreprise peut s’y retrouver via la communication, et en capitalisant sur l’expérience Jokko Santé pour lancer des appels à projets internes, qui pourront en partie être déployés en interne, sans nécessairement devenir des start‐ups.
Yomken.com au Caire
La plateforme trouve sa genèse en 2012 quand Tamer constate qu’un besoin n’est pas satisfait. D’une part, il identifie une forte demande des entreprises industrielles, en mal d’innovations abordables, accréditées par des experts, rapides à développer, répondant à des besoins spécifiques et des challenges locaux. D’autre part, beaucoup d’innovateurs, de scientifiques, d’ingénieurs bénéficiant d’une bonne formation académique sur le plan technique n’ont pas tous les réflexes marketing et business pour faire connaître leurs idées et concepts novateurs. Travaillant à l’époque pour la Banque Mondiale sur la thématique d’innovation, il découvre le concept d’open innovation et décide de le mettre en pratique en créant une passerelle entre Industrie et Innovateurs, pour rapprocher ces deux mondes et remédier à ce qu’il qualifie de ‘mistrust’ (méfiance). La plateforme virtuelle Yomken (en arabe : « c’est possible ») était née, offrant une solution d’appariement entre les besoins en innovation des industries et les solutions créatives de la foule, à travers des «challenges».
Le challenge doit être élaboré d’une façon scientifique pour attirer les innovateurs, présenter toutes les spécificités techniques et avoir un contenu multimédia ; l’innovation peut être motivée par la technologie ou tirée par le marché (répondant aux besoins du marché, de développement, environnementaux, etc.).
La demande est formulée en ligne ou hors ligne et le contenu du challenge est co‐préparé par l’entreprise et Yomken.com. Lors de la deuxième étape, les solutions sont déposées sur la plateforme, l’information est diffusée via des séances d’information et les réseaux sociaux. On passe alors à la phase d’exécution : sélection de la solution gagnante par un comité d’experts et l’entreprise (qui a le dernier mot), signature d’un accord bilatéral ou trilatéral. La solution est enfin mise en œuvre, avec des étapes très précises – Yomken.com pouvant assurer le suivi et l’évaluation de l’exécution. Le gagnant remporte également un prix, qui peut être financé par l’industriel ou par un bailleur de fonds.
«Nous avons un projet d’envergure avec le gouvernement égyptien, plus précisément avec l’agence gouvernementale Academy of Scientific Research and Technology (ASRT), qui s’est beaucoup intéressée à Yomken. com et à nos résultats. L’objet est de contribuer à enrichir la R&D dans les usines, les sociétés rurales et les sociétés moins privilégiées en Égypte. Il y a une forte adhésion du gouvernement égyptien et on espère trouver la même adhésion de la part des autres gouvernements des pays africains».
Glossaire
(1) Leapfrogging : théorie selon laquelle le développement des pays peut être accéléré en évitant l’utilisation de technologies datées, moins efficientes ou plus onéreuses pour passer directement à des technologies plus avancées.
(2) Ubérisation : est un phénomène récent dans le domaine de l’économie consistant en l’utilisation de services permettant aux professionnels et aux clients de se mettre en contact direct, de manière quasi instantanée, grâce à l’utilisation des nouvelles technologies. L’ubérisation, aussi appelée «disruption», est en somme le changement rapide des rapports de force grâce au numérique.
(3) Auto disruption : L’auto-disruption, c’est être en mesure de concevoir soi-même la fin ou la fragilité de son propre modèle, quand bien même celui-ci serait encore parfaitement rentable et générateur de cash pour l’entreprise. Et d’agir en conséquence.
(4) Open Innovation : l’usage délibéré de savoirs internes et externes pour accélérer l’innovation au sein de l’organisation et étendre les marchés de l’organisation pour un usage externe de l’innovation.
(5) Intrapreunariat : Initiative interne à une entreprise, via laquelle les employés se voient donner l’opportunité et le support de créer de nouveaux produits et services, de manière incrémentale ou radicale, sans suivre les processus et protocoles classiques de l’entreprise, en prenant le risque de sortir de la voie tracée du salariat.
Soumayya Douieb