Le Retour de Radia

Dès que Radia eut soufflé sa quinzième bougie, sans gâteau d’anniversaire et sans bougies, son père la fit travailler dans une boulangerie-pâtisserie. Même si elle n’avait jamais redoublé, elle fut obligée de quitter le collège pour aider son géniteur à nourrir sa nichée impossible à rassasier.

Radia apprit très jeune le sens du nom commun féminin singulier «Responsabilité». Elle trima sans se plaindre pour sa famille, fidèle à la signification de son prénom jusqu’au jour où la félicité lui sourit : Un marocain émigré en Belgique la vit à la pâtisserie de la « Ville Nouvelle ». Son cœur battit comme un tambour ; ses mains tremblèrent, eurent la chair de poule et lâchèrent la tarte aux fraises ; ses jambes vacillèrent et risquèrent de laisser tomber le reste de sa personne ; ses yeux clignotèrent et sa bouche s’ouvrit béatement. Il n’osa se baisser pour reprendre sa tarte aux fraises. Il paya et sortit déboussolé. Il apprit par un va-de-la gueule que ces sensations inconnues s’appelaient «coup de foudre». Il attendit la jeune serveuse devant la pâtisserie, la suivit sans lui adresser la parole jusqu’à sa masure. Le lendemain, il revint à la pâtisserie, demanda une tarte aux fraises en dévorant la belle serveuse brune des yeux et sortit en oubliant sa tarte aux fraises tellement les yeux noisette de la serveuse étaient ensorcelants et son sourire fascinant ! Le soir, il l’escorta jusqu’à sa porte sans mot lui dire… Après sept jours de filature, il frappa à la porte en ajustant sa cravate malgré la chaleur. La mère de Radia ouvrit. L’amoureux lui dit : «Bonsoir Lalla. J’ai vu ta fille à la pâtisserie. C’est une fille sérieuse : De la maison à la pâtisserie et de la pâtisserie à la maison. Elle est sage et bien éduquée. Elle me plaît. Je veux l’épouser et l’emmener vivre avec moi en Belgique».
La femme poussa un youyou cérémonial qui fit surgir des fenêtres voisines, des têtes féminines très curieuses. La mère répondit au prétendant qui commençait à rougir et à transpirer soudainement : «Mon fils, nous les femmes, nous disons oui en poussant des youyous. Mais ces choses se décident entre hommes. Attends son père !» Si Ali fit planter une tente caïdale qu’il apporta du parc municipal, juste en face de sa baraque, dans la rue, au beau milieu de la route avec la bénédiction du caïd de l’arrondissement. Les pauvres mangèrent, burent, dansèrent et chantèrent toute la nuit à la santé du marié qu’ils devinaient riche comme Crésus. Le lendemain, Radia, épouse d’émigré, s’envola pour le pays de Brel (elle savait qu’il était belge grâce à son professeur de français qui lui avait fait aimer sa chanson « Ne me quitte pas ». Elle avait toujours rêvé d’un homme qui l’aimerait de cette façon. Par contre, «Ces gens là » la rendaient triste ; elle était persuadée que Brel parlait d’elle dans cette chanson.)
Sérieuse, travailleuse, tenace et ambitieuse, Radia ne tarda pas à trouver du travail et travailla dur, jour et nuit, afin de faire sortir sa famille de la misère. Elle trouva en son mari un cœur tendre et un esprit compréhensif. Elle lui fut reconnaissante de l’aider à subvenir aux besoins des siens. Elle apprit à l’aimer comme il l’aimait et à le respecter comme il la respectait. Aziz, amoureux, se pliait à toutes ses volontés et ne lui refusait rien… Et les mandats postaux envoyés par Radia commencèrent à pleuvoir sur Si Ali comme les pièces d’or jetés par Robin-des-Bois aux gueux et aux va-nu-pieds… Le rêve de Radia se réalisa enfin après de longues années de labeur acharné et d’économies draconiennes au pays des « Roumis » : Voir les siens habiter une vraie maison, digne de ce nom. Elle leur fit même installer le téléphone pour les appeler et entendre les mots tendres de sa mère qui la couvrait d’éloges: Ô ma fille, prunelle de mes yeux ! Ô mon foie, ma chair et mon sang ! Radia Ô ma rose, sur toi tombe la rosée !» Et elle poussait son youyou cérémonial qui assourdissait Radia au téléphone. Si Ali lui disait de sa voix émue du père reconnaissant : «Va, ma fille ! Que Dieu te bénisse et te protège du mauvais œil ! Je te bénis dans la vie et dans l’au-delà !»…
Radia se sentait responsable de ses petits frères et sœurs. Elle les gâtait autant qu’elle pouvait à condition qu’ils terminent leurs études et deviennent instruits, civilisés et importants dans la société. Elle voulait les voir atteindre les sommets de la réussite et danser fièrement sur la cime. Ce rêve était indélébile dans son cœur.
C’était une obsession, voire une psychose. Elle avait même choisi à chacun sa carrière professionnelle : «Toi, tu seras médecin, toi ingénieur et toi pilote de ligne. Toi, tu feras avocat. Quant à toi,
tu seras informaticien…». Radia ne vivait que pour ses frères et sœurs et se tuait à la besogne pour satisfaire tous leurs besoins, au détriment de sa santé. Son mari lui conseillait maintes fois de penser un peu à elle, de prendre un peu de repos, de passer des vacances, de se détendre. Radia souriait et répondait : «Les filles des baraques, les filles du zinc ne connaissent pas le repos. Elles auront toute l’éternité pour se reposer dans la tombe !»
La femme qui somnolait paisiblement dans la pénombre du salon, regarde l’horloge nonchalante en psalmodiant des prières tout en essuyant ses larmes avec la manche de son caftan …Quand viendra demain si demain il y a ? Elle a senti dans la voix lointaine de sa fille un profond désarroi, une affliction déchirante. Le cœur d’une mère ne peut se tromper ; Il est arrivé un malheur à sa fille. Elle se ronge les ongles d’impatience et d’anxiété… Pourquoi ne lui a-t-elle rien dit ? Dieu, faites que demain vienne !

(A SUIVRE …)

Mostafa Houmir

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