Moha Souag :
Par Abdelouahad Zaari jabiri
Si dans son roman, « Nos plus beaux jours », l’auteur nous convie à une sorte de voyage initiatique de deux artistes femmes, dans ce nouvel opus, il s’agit plutôt d’un périple cathartique pour un personnage que les vicissitudes houleuses de la vie ont complétement aguerri. Aussi, parvient-il à remettre en cause, l’idée tordue qu’il s’il s’est faite de l’amour ou la cristallisation de l’amour, pour parler comme Stendhal.
Depuis les années 80,Moha souag n’a pas cessé d’étonner et de détonner dans le paysage littéraire par des nouvelles, des chroniques, de la poésie, ces fameux haïkus, et surtout des romans qui lui ont valu l’admiration des lecteurs et le prix grand Atlas( Nos plus beaux jours, 2014), mais son dernier opus, petit prodige de notre littérature, est encore une très agréable surprise pour nous, tant la plume est plus resplendissante que jamais, et tant il est vrai que la chouette de Minerve entame son envol au crépuscule.
Il s’agit d’un roman gigogne polyphonique, où on entend résonner plusieurs voix.
Hakim Radaoui, Le protagoniste
Jeune marocain, issu d’une bourgeoisie compradore, qui lui a permis de faire des études dans un lycée français à Rabat, où il fit la connaissance de sa future épouse Sophie, puis en France. Il est né le 18 novembre 1956 à Aix-les-Bains, date et lieu mémorables dans les annales de l’histoire du Maroc, prétexte pour le narrateur d’évoquer la situation du Maroc au lendemain de l’indépendance, caractérisée notamment par la mainmise de la nomenklatura et des potentats sur les richesses du pays, à travers les personnages du père ou du grand-père, qui se fit passer pour un fervent militant qui connut les affres de la prison en 1952, alors qu’il s’avérait que ce n’était qu’un fervent jouisseur. En effet, au moment où le peuple manifestait dans la rue contre la mort de Ferhat Hachad, il était au bordel de Bousbir où il a pris une cuite carabinée ; les goumiers qui firent une descente embarquèrent aussi bien les hétaïres que leur client.
Le nom que porte ce personnage Hakim « le sage » trahit sa promesse dans sa prime jeunesse, mais au soir de sa vie, il tient mordicus à ce qu’il la respecte ; décidément, Hakim s’assagit grâce ou à cause de Sophie, et ce n’est pas un hasard si ce nom de Sophie signifie étymologiquement sagesse en grecque. Aussi, quand il se rend à l’aéroport de Marrakech, lieu emblématique des rencontres et des séparations, comme le dit si brillamment la chanson émouvante de Brel « Orly », la vue de Sophie ne l’émeut-t-il point, il se sent tout chose devant ce corps déchu, réveillant en lui des souvenirs poussiéreux, perclus, grelottants comme une main transie de froid. Il serra contre lui ce menu corps, que sa bedaine de buveur invétéré de bières, tenait éloigné pour éviter d’égrener les souvenirs surannés du passé. Le narrateur, en homme assagi et aguerri par la vie, nous fait grace même de la scène de séparation à l’aéroport, en préférant plaquer Sophie à l’hôtel. Ainsi, après la descente aux enfers, (clin d’œil à Orphée parti récupérer sa femme aux enfers), Hakim résolut de quitter Sophie, tout en pensant à cette chanson nian-nian de Jeane Manson et tant qu’on y est, on aurait aimé aussi l’entendre fredonner la chanson culte de Georges Moustaki pour couronner le tout :
La femme qui est dans mon lit n’a plus vingt ans depuis longtemps
Les yeux cernés par les années, par les amours au jour le jour
La bouche usée par les baisers trop souvent, mais trop mal donnés
Le teint blafard malgré le fard, plus pâle qu’une tache de lune…
Sophie
Première compagne de Hakim, une femme volage, adepte de l’errance beatnik, atteinte du syndrome du bovarysme, de nymphomanie, du démon de midi qui l’incita à plaquer son époux Hakim pour aller vivre avec John, ex GI, à Los Angeles. Elle refusa net cette conception prosaïque du bonheur, qu’elle juge soporifique. Aussi, ne cessa-t-elle d’inventer des amants, des soirées féeriques avec des princes charmants qui savaient lui parler d’amour, qui venaient la chercher à minuit dans des carrosses décorés de guirlandes et de fleurs fraiches. N’eût été sa déchéance physique, elle eût aussi pactisé avec le démon de minuit. Le narrateur se complait à la tourner en ridicule, en l’imaginant fredonner la chanson de Brassens
« Quatre-vingt-quinze fois sur cent
La femme s’emmerde en baisant
Qu’elle le taise ou le confesse
C’est pas tous les jours qu’on lui déride les fesses
Les pauvres bougres convaincus
Du contraire sont des cocus
Elle s’emmerde sans s’en apercevoir
Ou quand elle a des besoins tyranniques
Qu’elle souffre de nymphomanie chronique
C’est elle qui fait alors passer à ses adorateurs
De fichus quarts d’heure »
Nora
La femme de Hakim, sans doute l’auteur n’a-t-il pas choisi ce nom au hasard, il est très significatif. Ce prénom Nora a plusieurs origines, en grec « Eleos » signifie compassion, en latin « lenire », apaisement de souffrance et en arabe « Nora » lumière, clarté. Aussi, la rencontre de Hakim avec Nora, femme érudite, était comme une sorte de providence dans sa vie. Elle formait avec Hakim un couple idéal, si bien qu’ils ont résolu de ne pas avoir d’enfants, l’avenir n’étant ni radieux ni prometteur pour eux. Nora aimait, à juste titre, les vers du poète Al Maari, inscrit en épigraphe sur sa tombe : « je suis le délit commis par mon père à mon égard, et je ne le reproduirai pour personne ».
Peut-être ce nom de Nora fait-il penser à la femme muse du grand écrivain Irlandais Joyce, Nora Barnacle, évoquée dans son chef-d’œuvre Ulysse, dont Moha Souag adopte inconsciemment la technique du stream of consciousness (courant de conscience) quand il fait parler ses personnages.
La musique
Quand les personnages cessent de parler, de penser, le narrateur introduit des intermèdes musicaux ou poétiques éclectiques : Brassens, Break Machine, Shannon, Curtis Mayfield, Kerrouak, Burroughs, Pouchkine, Jibrane, Al Maari…
Roman-essai
Mais tous ces personnages ne sont qu’un prétexte pour l’auteur d’aborder plusieurs thématiques aussi importantes que le bonheur conjugal, la liberté du couple, le destin, le monde virtuel à travers le Facebook, la nomophobie, l’ostentation, l’intégrisme, la religion, la foi, le viol, le harcèlement, les enfants illégitimes, la frénésie des voyages, l’image du Maroc à travers les écrivains coloniaux, le mariage mixte, l’homophobie, l’immigration et les thèmes corollaires(le racisme, la xénophobie), la guerre, le colonialisme, le militantisme. Aussi, ces nombreuses thématiques ont-elles contraint Moha souag à être plus prolixe que d’habitude.
Roman philosophique
Après de longues années de déboires, le narrateur a fini par avoir une vision stoïque de la vie, il a quitté Sophie à l’hôtel de Marrakech sans même daigner se retourner, de crainte de se transformer en statue de sel et de succomber encore une fois au chant des sirènes ; il a donc fait table rase du passé, pour vivre intensément le présent et préparer stoïquement l’avenir, d’autant plus que la vie est brève si bien qu’elle se rétrécit comme une peau de chagrin.
Loin d’être perçue comme une tragédie, la vieillesse annonce plutôt les prémices d’une aube enchanteresse, la vieillesse sera une vie-liesse, puisque l’Homme sera joyeux car délivré de ses viles passions et turpitudes.
L’évocation, vers la clausule, par Moha de la statue de Rodin, le penseur, est très édifiant à cet égard : s’étant accordé un long moment de réflexion, Hakim parvint à fuir l’enfer dantesque et surtout sartrien de sa vie, sous l’œil inquisiteur et tortionnaire de Sophie.
Humour
Comme à l’accoutumé, Moha, surtout dans les moments de grande tension, ne se départit pas de ses saillies, cet humour raffiné reposant sur un jeu de mots très subtil, dont je ne puis résister de citer un bel échantillon :
« … « Sous le sceau du secret », j’ai fait le grand saut vers Marrakech, pourvu que je n’agisse pas en grand sot non plus. Et comme le veut la culture des hammams, c’est le seau vide qui fait plus de bruit ; soyons un seau plein, « ainsi notre destin est scellé »… »
On peut découvrir, au fil des pages, des passages tout aussi croustillants autour des désirs du couple et de la Corrèze et pour ne pas divulgâcher le roman, je renvoie (pages 93, 105) à des calembours ou contrepèteries dont raffole l’écrivain.
Intertextualité
Au fil de la lecture de ce roman, on peut découvrir des réminiscences de lecture de l’auteur qui surgissent subrepticement d’un palimpseste récalcitrant. On peut penser d’abord au roman de Moha, Nos plus beaux jours, récit de voyage à bord d’un train, entre Rabat et Marrakech, au grand chef d’œuvre de Joyce, Ulysse, roman volumineux de voyage effectué en 24h tout comme le périple de Hakim entre Rabat et Marrakech. Ce qui rapproche Moha de Joyce, c’est aussi le choix du prénom Nora, personnage de fiction chez Moha, mais femme réelle de Joyce, Nora Barnacle. On ne manquera pas aussi d’évoquer les deux romans de Flaubert, Madame Bovary, dont le protagoniste ressemble trait pour trait au personnage Sophie, puis L’éducation sentimentale qui relate le processus de maturation du personnage Frédérick.
Ce dernier roman, recèle la quintessence du talent de l’écrivain, dont on appréciera les thématiques d’actualité, la structure narrative et surtout la maitrise éblouissante d’une langue, à propos de laquelle l’auteur dirait peut-être, comme Jacques Derrida, je n’ai qu’une langue est ce n’est pas la mienne ou comme Mohamed Mbougar-Sarr, très jeune écrivain, lauréat du dernier prix Goncourt, pour son roman, La plus secrète mémoire des hommes « Tout écrivain devrait pouvoir écrire librement ce qu’il veut, où qu’il soit, quelles que soient son origine ou sa couleur de peau. La seule chose à exiger des écrivains, africains ou inuits, c’est d’avoir du talent… qu’importe alors la langue qu’ils utilisent.»
Mais, ce qui est certain, c’est que l’auteur a su manier et fignoler cette langue avec maestria, durant quatre décennies à l’école marocaine et à l’institut français où il a animé des ateliers d’écriture.