Le troisième homme

perspective historique où le présent se nourrit sans cesse de l’expérience passée.

Le style en outre est limpide, et il est à l’image de l’homme ; c’est-à-dire toujours calme et serein. Journaliste, écrivain, Si Messari a été aussi diplomate même si la diplomatie est chez lui plus qu’une carrière, presque une seconde nature. Il est toujours un fervent défenseur de l’échange et du dialogue. C’est une voix écoutée et respectée dans l’espace public, au-delà des clivages partisans et idéologiques

L’actualité récente marquée, notamment par la disparition de l’homme politique espagnol Adolfo Suarez, lui a donné l’occasion de revenir sur l’une des expériences de transition démocratique les plus originales de la seconde moitié du XXe  siècle, celle de l’Espagne post-franquiste. M. Messari est l’un de nos intellectuels les mieux indiqués pour en parler. Il est en première loge en quelque sorte à la fois pour tout ce qui est en relation avec le changement démocratique, puisqu’il est l’un des militants de longue date de cette cause, et aussi pour tout ce qui concerne l’Espagne, voire le monde ibérique dont il est un fin connaisseur. Dans ce sens, il a livré à un quotidien arabophone, une série d’articles sur la transition démocratique espagnole à la lumière de la disparition de l’un des acteurs majeurs de cette phase cruciale de l’histoire de notre voisin du nord.

Comme à son habitude, M. Messari nous fournit de l’information, de l’analyse et des références qui induisent, au-delà du premier degré, un message destiné à qui de droit. Il procède ainsi à l’image de la figure rhétorique ancrée dans la tradition discursive arabe, celle qui dit « c’est ma voisine qui m’écoute mais c’est à toi que je m’adresse » ;  explicitement, il nous demande d’apprendre de l’autre ; il fait œuvre pédagogique.

Il faut dire que le processus d’évolution aussi bien économique que politique de l’Espagne a toujours séduit l’élite marocaine de la fin du XXe siècle. On n’hésite pas à y voir un modèle de référence, à la fois sur le plan de la gestion du passage de la dictature à la démocratie que sur le plan de la résolution de certains dossiers précis comme celui du pluralisme linguistique, de la construction d’un Etat ouvert sur le modèle « d’une régionalisation avancée ». L’Espagne fonctionnait en quelque sorte comme le miroir des frustrations et des illusions de l’élite marocaine qui voyaient, non sans dépit, le modèle espagnol réussir là où le Marocain traine encore dans ses années d’éternelle transition.

C’est dans cette perspective que la lecture de la production de M. Messari est instructive. Elle va dans le sens, lire cette expérience, la décrypter pour y voir comment « là, ça  a marché et ici non ». Il en ressort une première conclusion fondamentale, celle du rôle des hommes dans les phases clé d’un processus de l’évolution d’un pays, d’une Nation. Son article dans le quotidien casablancais est dédié en priorité au défunt, Adolfo Suarez, mais il élargit la perspective en revenant au milieu des années 70 pour mettre en exergue le rôle en fait de trois hommes à qui l’Espagne moderne doit la réussite de son passage pacifique de la dictature à la démocratie. Le Roi Juan Carlos, jeune à l’époque ; Adolfo Suarez, son brillant premier ministre et Phelipe Gonzalez, le premier secrétaire du PSOE (le parti socialiste ouvrier espagnol). Le journal n’hésitera pas d’ailleurs à intituler l’article, «les trois cavaliers de la transition démocratique espagnole».

C’est juste d’un point de vue historique et équitable, selon l’éthique politique, mais cela manque de précision. Au niveau du casting. Dans l’absolu et en termes chronologiques, les trois hommes méritent de figurer à la tête d’affiche proposée par M. Messari. Mais d’un point de vue de l’ancrage démocratique, le professeur a procédé par omission en occultant un acteur majeur de la transition démocratique espagnole, à savoir Santiaga Carillo, le charismatique secrétaire général du parti communiste espagnol.

Il se trouve que cette période charnière qui mérite de notre part toute l’attention intellectuelle possible tant elle peut nous être éclairante, a suscité en Espagne beaucoup de recherches et de réflexions y compris dans des œuvres de…fiction. Je renvoie ici à une œuvre romanesque essentielle qui a choisi pour cadre cette période historique de l’après Franco. Il s’agit du roman Anatomie d’un instant de Javier Cercas, édité en Espagne en 2009 et la traduction française en 2010. Cercas est un écrivain de la mémoire historique, celle des événements qui ont forgé l’accès à la modernité de son pays. Dans Anatomie d’un instant, il revient sur l’épisode exceptionnel dans l’histoire de l’Espagne, celui de la tentative avortée du coup d’Etat du 23 février 1981. Moment sinistre de la vie politique espagnole quand des troupes armées menées par le Lieutenant colonel Antonio Tejero Molina ont fait irruption dans l’enceinte du parlement espagnol et ont pris en otage les députés. Le sort de la jeune démocratie espagnole  s’est joué ce soir-là. Le romancier a choisi, dans une démarche qui emprunte autant à la démarche historienne, à l’investigation journalistique qu’à l’inspiration littéraire, de livrer une anatomie de cet instant. Dans le processus d’émergence d’un nouveau régime, il y a toujours un acte fondateur qui scelle définitivement cette naissance.  Pour Cercas, ce qui s’est passé ce 23 février est l’acte de naissance de la démocratie espagnole. En revenant à travers les images télévisées, grâce à des caméras installées dans l’hémicycle et oubliées par les putschistes, sur cet épisode, il souligne le rôle majeur de trois hommes. En faisant irruption dans la grande salle du parlement, les hommes armés du Lieutenant Colonel Molina ont intimé à tous les présents l’ordre suivant : « tout le monde au sol ». Trois hommes ont refusé d’obtempérer : Adolfo Suarez, président de l’exécutif et qui venait de présenter sa démission, son adjoint le général Manuel Gutierrez Mellado et Santiago Carrillo, le leader historique des communistes espagnols. Un geste qui va semer la confusion dans les rangs des comploteurs et contribuer à ouvrir la voie à une nouvelle page dans le processus démocratique espagnol.

Ces faits sont connus et vérifiables grâce aux archives filmées. Ce qui intéresse, cependant, le romancier, ce n’est pas la dimension factuelle, mais le destin exceptionnel des ces trois hommes aux parcours si différents et qui se retrouvent, parfois au prix de conflits avec les leurs, dans un projet de construction inédit, car il transcende les clivages de l’instant. Ce qui rejoint quelque part la thèse défendue par Si Messari.

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