Par Youssef Saïdi
La littérature marocaine s’est augmentée en 2020 de l’une des plus belles fictions, mais une œuvre de fiction qui serre la réalité avec des mots d’aciers : L’œuvre en question est sobrement baptisée : L’enfant d’Ighoudi par Abdelkhalek Jayed.
Amnay arrive à l’âge adulte, traînant derrière lui un passé de jeune homme désarçonné, où la pratique du travail et le maniement des livres étaient au-delà de son âge mental. C’est un homme honnête, mais à la personnalité indistincte, résultat d’une éducation chaotique, et dont le périple nous instruit sur un terroir composé de coquins, de braves, de types en demi-teinte, de caractères ambivalents et de fresques sociales qui enclosent un monde éprouvé par l’indigence et l’ancrage morbide d’une mentalité rétrograde. Le roman ne valant pas uniquement pour son intrigue, je recommande sa lecture sans en dire davantage.
Personnellement, je n’ai pas encore vu de roman social où se soit transcrite la réalité avec une telle acuité d’observation, de fermeté dans les abstractions et où la note personnelle est discernable entre mille.
Le roman a souffert le contrecoup du confinement, cela va sans dire, mais il avait déjà rallié les suffrages auprès du public immédiat, ce qui lui a valu d’emblée l’engouement des intimes et des initiés, lecteurs et critiques, avant que la vague pandémique ne vienne déferler sur les productions d’alors et soustraire l’art et la culture à l’attention générale. Rares sont les romans qui servent tous les intérêts, qui disposent tour à tour au rêve, à la réflexion et à la distraction ; les romans, enfin, qui se superposent sur la pile des préférences.
L’enfant d’Ighoudi, en ses factures multiples, ne relève que de l’art de son propre auteur, avec la rigueur du style, la profondeur de l’analyse, la vigueur des esquisses et cet alliage de tendresse et de pessimisme qui constituent l’atmosphère intime de la narration. Abdelkhalek Jayed a commis cette œuvre avec une évidente arrière-pensée de philosophie, parce que Amnay, figure récurrente de l’œuvre, nous invite d’entrée de jeu au décret inamovible du déterminisme social, en élevant la question intellectuelle au-dessus de toutes ses espérances de jeune homme : une question en somme qui constitue la raison foncière de sa vie. Plus d’un lecteur verrait peut-être la part autobiographique se répandre comme une tâche d’huile à travers la trame tant le protagoniste s’apparente en certains endroits à la personne de l’auteur.
Mais celui qui a signé Embrasement et Une histoire marocaine ne se soucie jamais d’être le sujet de son roman pour se livrer à l’anatomie de son moi, et à supposer qu’il ait mis volontairement du sien dans cette œuvre, c’est pour flatter l’intelligence du lecteur, laquelle se doit de comprendre qu’Amnay, quelque perfection que l’auteur mette dans la création de soi par le truchement de son art, est pris dans la même pâte humaine, qu’il n’est qu’une variante en action d’un type consommé sous d’autres angles, parce que l’apprentissage, thème en filigrane dans l’œuvre, constitue un des ressorts centraux de cette écriture lucide, consistante, sans vapeurs ni apparats, exempte de cet intellectualisme maladif qui s’empare au petit bonheur des faits inédits de la vie. Dès les premières pages, un souvenir donne le ton de ce que sera le roman – à vrai dire, le récit – en même temps l’ébauche d’un portrait moral où prédomine le principe d’une loi intérieure qu’est le libre arbitre : « Il se rappelait avoir bossé chez une tante fortunée, qui lui avait remis, au terme de deux semaines de travaux pénibles, quelques billets chétifs qui ne paieraient pas la toilette mortuaire. Il n’avait pas réellement besoin de travailler à l’époque. Son père fournissait assez généreusement le nécessaire. Il avait décidé comme ça, un beau matin d’été, de gagner un peu d’argent à la sueur de son front. Il voulait prouver à ses parents qu’il avait grandi, qu’il pouvait se débrouiller tout seul. Il commençait à en avoir jusque-là de leurs inquiètes sollicitudes. Il désirait accéder pleinement et rapidement à son autonomie. Et celle-ci passait nécessairement par un affranchissement matériel. »
Mais Amnay n’est pas seulement animé par cette fibre bosseuse qui le fait se jeter dans la mêlée des faits quotidiens, pour triompher à son corps défendant des résistances d’une société telle que la sienne, s’affranchir de la tutelle nourricière et gagner un argent qui ait une odeur, celle de la liberté ; l’auteur nous esquisse aussi, et dès le début, le portrait moral d’un protagoniste qui, de science infuse, réalise que c’est par la passion livresque que l’on se fait davantage à la vie parmi les hommes. « Les livres le sortaient progressivement de son petit monde corseté, lui ouvraient des horizons nouveaux.
Il évoluait désormais dans leur univers féerique. Il s’épanouissait par les fictions que son activité brûlante engloutissait, comme s’il voulait s’incorporer un millénaire de création littéraire. Il se liait instantanément d’amitié, solide et fidèle, avec Daudet, Gibran Khalil
Gibran, Chraïbi, Yacine, Flaubert, Al Mutanabi, Camus, Balzac, Stendhal, mais aussi Steinbeck, Hemingway et Faulkner traduits en français. Abdellah, un jeune bouquiniste de Chella, les lui faisait découvrir au fil des voyages que Lhaj Mennan faisait à Rabat pour ravitailler ses enfants en livres. Amnay avait une gratitude attendrie pour ce passeur invétéré qu’il ne connaissait que de nom. »
Seulement l’expérience acquise dans la pratique d’un métier n’est pas celle qu’on tire de la lecture, ce qui nous induit à nous interroger si l’auteur a bien réalisé les conséquences d’une telle entreprise : mettre le jeune Amnay dans une réalité palpable à travers le monde du travail tout en le confrontant à la déformation de la même réalité par les livres qu’il lui fait tomber entre les mains. Nous sommes là face à une dialectique que l’auteur s’est dispensé de développer ou d’approfondir, qu’il se contente d’illustrer par les faits pour nous servir, in fine, la résultante d’un individu embarqué dans le monde des livres sans se faire précéder par la torche d’un tuteur, Haj Menan ne faisant que se réjouir à la vue de son fils ventousé par sa lecture et ignorant qu’il y eût danger à laisser un enfant disposer des livres à son gré. Si le travail est une expérience et que la lecture en est une autre, lequel des deux a déterminé la personnalité d’Amnay adulte ? Nous avons là le roman d’une névrose où le mouvement dramatique obéît à un processus de compensation sublimatoire, à une influence qui débouche providentiellement sur une perspective relativement désirable.
L’éducation d’une âme par la vie, telle est la thèse soutenue dans cette œuvre, une éducation déclinée en deux étapes dans deux milieux différents, Ighoudi et Tighdouine, avant de mûrir à Paris, pour que l’auteur vienne enfin nous en déployer l’exemple à travers ce récit à la trame ténue, empreint de bout en bout d’une tristesse corrosive.
L’épisode relatant le jeune héros dans ses premiers contacts avec la lecture m’a induit à supposer chez l’auteur une immersion rétrospective propre à lui faire puiser dans sa réserve d’impressions, d’images et de souvenirs. Amnay est d’emblée accusé de tenter la ruine de la foi et des valeurs des jeunes de son âge, on fait tomber sur lui l’arrêt d’un ostracisme sans appel.
«Quand se propagèrent dans le village ses premières velléités de désobéissance, on les imputa aux livres qu’il dévorait comme un affamé. Il se retrouva exposé à une persécution psychologique de la part de Kada Moustaj, qui lui lança même un moment, avant de se rétracter, une espèce d’anathème. Il n’y a qu’une seule vérité et elle est absolue, il criait dans le village de sa voix éraillée et solitaire pour se rallier les hommes autour de lui, les pousser à dissuader leurs enfants d’emboîter le pas à Amnay»
Amnay fait ici figure d’un albatros sur le pont d’un navire, il est intimidé et ne songe à se défendre autrement qu’en s’élevant davantage par la lecture, celle-là même qui lui vaut de passer pour un esprit frondeur. Et c’est Haj Mennan, le père, l’homme qui n’a pas la moindre expérience du livre, qui va tirer son fils d’affaire, en le pourvoyant autant de fois qu’il réclame la nécessité d’un auteur ! Le petit Amnay, à mon sens, est dressé un peu à l’aventure, entre deux pôles pour le moins contradictoires : le monde du travail qui le rapproche de l’état de nature et celui des livres qui ne lui fera gagner qu’à apprendre à raisonner par la pensée d’un autre ! Abdelkhalek Jayed a magnifiquement brossé cette solution de continuité dans l’apprentissage de son héros, dont il fait peut-être le substrat d’un roman où rien n’est défini et où tout invite l’esprit du lecteur à la réflexion pure.
A.Jayed nous a composé des tableaux épars d’une société au caractère bas, en partie du moins, sans que rien ne choque la sensibilité. Les lieux où se déroule le roman lui offre la commodité de dépeindre avec une poésie sous-jacente, et non sans férocité parfois, des types et des caractères qui ont présidé à la création de l’histoire. N’est-ce pas là l’esprit de tout observateur qui se pique d’être vrai et sincère ? Ses caricatures sont atténuées par l’humour, le ridicule n’a nulle part la connotation d’une tare, mais participant plutôt de la nature humaine et les mœurs sont dénoncées tantôt avec une humeur légère tantôt avec un comique savant, loin de toute profession de morale correctrice.
L’enfant d’Ighoudi est un récit calme et souriant, à l’image de son auteur, à cette différence près qu’il est ponctué de pointes d’amertume et parsemé de tableaux désolés pour les besoins de la situation. Ce dont je suis admiratif en ma qualité de lecteur c’est cette réalité morose que l’auteur, la veine poétique aidant, a admirablement voilé avec le procédé de son art, plus encore ce génie conteur qui soutient l’attention dans le creux d’une intrigue qui n’a, du moins me semble-t-il, rien de mouvant ni de compliqué.
Dernier mot sur l’auteur : Abdelkhalek Jayed, à en juger par son œuvre, est la synthèse de l’époque qu’il traverse, il y est impliqué avec sa manière et son savoir, et s’il y a de l’inachevé dans L’enfant d’Ighoudi, ou un je ne sais quoi qui en donne l’impression c’est qu’il est artiste et, en tant que tel, son art peut parfois avoir des raisons que le public ignore.