Penser le visage avec Emmanuel Levinas

La philosophie de l’éthique

Par Loubna ABAHANI*

Emmanuel Levinas est l’un des philosophes incontournables de la pensée contemporaine. Son mérite est d’avoir hissé au rang de philosophie première l’éthique qu’on a passée sous silence depuis Platon. L’éthique levinassienne vient s’imposer contre l’ontologie qui, en vue de construire un savoir absolu, s’est appliquée à systématiser et à totaliser l’Être tout en étant consciente de l’échec inévitable d’une telle entreprise. L’ontologie atteint son acmé avec la philosophie systématique de Hegel selon laquelle « la conscience de soi est en même temps conscience de tout » (Éthique et infini, 1982 : p. 69). Récusant la totalité d’où découle un philosopher fini et identique, une ontologie de la mêmeté, Levinas estime, au contraire, qu’il est des situations non-synthétisables et non-totalisables. Ces situations concernent, au premier chef, la relation à autrui gisant dans la visagéité.

Si la relation intersubjective se dérobe au désir de totalisation et de synthèse, c’est parce qu’elle est transcendance. Levinas définit, à plusieurs reprises, la notion de transcendance. Dans son ouvrage majeur Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, il note d’entrée de jeu : « Si la transcendance a un sens, elle ne peut signifier que le fait, pour “l’événement d’être” − pour l’“esse” − pour l’“essence” de passer à l’autre de l’être. » (1974 : p. 3). La transcendance consiste à passer à une autre modalité de l’être, à l’« autrement qu’être ». Levinas précise que cette modalité n’est pas la mort, la transcendance étant par-delà l’alternative de l’être et du néant. Elle réside plutôt dans la relation intersubjective qui se joue dans l’expérience du visage comme épiphanie. Dans un entretien avec Philippe Nemo, publié sous le titre de Éthique et infini, Levinas note que : « Le terme de “transcendance” signifie précisément le fait qu’on ne peut penser Dieu et l’être ensemble. De même, dans la relation intersubjective, il ne s’agit pas de penser ensemble moi et l’autre, mais d’être en face. La véritable union n’est pas un ensemble de synthèse, mais un ensemble de face-à-face. » (Op.cit., p. 72)

D’après le Dictionnaire étymologique et historique de la langue française (1996), le mot « visage » vient du latin visus qui veut dire « action de voir », « aspect », « apparence ». Le visage se trouve donc, dès son origine, conçu comme un simple phénomène qui apparaît à notre vision. C’est ce que rejette Levinas ; il rejette qu’on ramène le visage à une partie physique susceptible d’être comprise du point de vue phénoménologique : « La phénoménologie, écrit-il dans Totalité et Infini, est une méthode philosophique, mais la phénoménologie − compréhension de par la mise en lumière − ne constitue pas l’événement ultime de l’être lui-même. » (1990 : p. 13). Si Levinas n’a de cesse de faire référence à la phénoménologie husserlienne dont le mot d’ordre est le « retour aux choses mêmes » qui a délesté la pensée philosophique de la tradition métaphysique, il se défie toutefois de sa démarche descriptive − la description de la manière d’apparaître de chaque phénomène − soupçonnée par lui de reconduire vers une subjectivité souveraine et virile, passant outre à l’infini du visage d’autrui. Ainsi, il lui substitue l’éthique, laquelle inscrit le visage dans l’infini. Quoique le premier rapport qui s’instaure dans le face-à-face avec autrui soit phénoménologique (ou plastique), il n’en demeure pas moins qu’on peut le dépasser et le transcender en se situant sur le plan de l’éthique où le visage se définit comme un non-phénomène farouchement rétif à toute description et à toute représentation quelle qu’elle soit, fût-elle artistique. En effet, Levinas va jusqu’à interdire de remarquer la couleur des yeux d’autrui, car le visage serait ainsi réduit à un composé de nez, d’yeux et de bouche. Bref, à une forme à la portée de la vision

Dans le chapitre intitulé « Visage et sensibilité » de Totalité et infini, le philosophe passe au crible de l’analyse la notion de vision, d’où il déduit que la vision n’est pas le truchement ad hoc qui puisse donner accès au visage. Seule l’éthique mène au visage, c’est-à-dire à autrui absolument autrui. Selon lui, la vision désigne lato sensu une expérience sensible totale (et aussi totalisante) qui, outre la vue, mobilise d’autres sens, notamment le toucher : « [Elle est] toute expérience, même quand elle engage d’autres sens que la vue » (Ibid., p. 205). La vision, telle que l’avait définie Platon, requiert comme condition sine qua none la lumière pour que la forme de l’objet soit éclairée et visible à l’œil. En vidant l’espace de sa charge d’obscurité, la lumière permet à l’œil de voir l’objet, d’en délimiter les contours, jusqu’ici nivelés, et de le saisir « comme à [son]  origine, à partir du néant.» (Ibid. p. 208). À l’instar de l’œil, la main traverse ce néant, mais pour étreindre et contenir l’objet. La vue et le toucher sont donc intrinsèquement liés. Sitôt l’objet vu, la main intervient dans l’espace éclairé pour le contenir, réduisant ainsi l’écart qui le sépare de l’œil. La lumière doit s’entendre ici au sens métaphorique du terme, celui désignant le savoir et la connaissance par lesquels la conscience cherche à se rendre accessible le mystère qui ne cesse de se retirer derrière le visage d’autrui, et à abolir la distance irréductible entre le même et l’autre en vue d’une totalité ontologique : « L’espace éclairé n’est pas l’intervalle absolu. Le rapport entre vision et toucher, entre représentation et travail, demeure essentiel. La vision se mue en prise. La vision s’ouvre sur une perspective, sur un horizon, et décrit une distance franchissable, invite la main au mouvement et au contact et les assure. » (Ibid.).

Levinas souligne que, dans cet état de choses, l’objet tient sa signification du rapport qu’il entretient avec les autres objets situés dans le même espace, un rapport latéral qui ne saurait aller au-delà et donner sur l’infini. Dès lors, la vision, loin de constituer une voie vers l’autre de l’être, se révèle être une totalité qui enferme l’objet dans le fini.

Il en va tout autrement en ce qui concerne l’expérience éthique avec l’épiphanie du visage. Le visage se montre imperméable à la vision. Au lieu de la lumière, il se définit en termes de mystère, de virginité, de pudeur, d’intimité, de retrait et de refus de l’expression au cœur même de sa manifestation. Certes, le visage signifie, mais hors le contexte totalisant du monde et de l’histoire. Sa signification, il la tire de lui-même : « Le visage est signification, et signification sans contexte. Toute signification au sens habituel du terme, est relative à tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens on peut dire que le visage n’est pas “ vu”.» (1982 : p. 80-81).

Si la relation phénoménologique passe par le biais des sens, la relation éthique, elle, s’établit par le discours. Le visage est ce qui résiste par la parole à la possession et à l’anéantissement. Le visage parle dès lors qu’il perce la forme, l’exubérance charnelle, pour dévoiler sa nudité et sa misère. Sa parole consiste en l’interdit de meurtre : « tu ne commettras pas de meurtre ». Cette résistance éthique au meurtre est cruciale en ceci qu’elle empêche le face-à-face avec autrui de se transmuer en lutte, encore que le visage soit paradoxalement ce qui incite à la lutte de par sa résistance. De ce fait, la rencontre avec autrui se déroule sous le signe de la paix, contrairement à la dialectique hégélienne où la relation intersubjective est vouée à une lutte violente qui se solde par arracher la reconnaissance au vaincu et par instaurer l’équation inégale de sujet-objet, de maître-esclave : « la relation se maintient sans violence dans la paix avec l’altérité absolue. La résistance de l’Autre ne fait pas violence, n’agit pas négativement ; elle a une structure positive : éthique. »(1990 : p. 215).

Autrui, en laissant voir au travers de son visage nudité, misère et faiblesse, exige du même d’être responsable pour lui. L’emploi de la préposition « pour » est significatif. Levinas met ainsi l’accent sur l’importance dévolue, dans son éthique, à l’être-pour-autrui et sur la nature du dévouement, allant jusqu’à l’abnégation, qui le sous-tend. Cette responsabilité est à la fois totale et asymétrique. Totale parce qu’elle somme le même de tout faire pour autrui, quitte à mourir ; s’agissant d’autrui, la mort est insignifiante. Asymétrique dans la mesure où le même répond à cet appel altruiste sans attendre la réciproque. En effet, l’éthique levinassienne se situe aux antipodes du moralisme chrétien qui prêche l’amour du prochain et, en compensation, le paradis céleste. Le même s’engage pour autrui sans rien attendre en retour. La réciproque est l’affaire d’autrui, nous dit Levinas. Autant dire qu’il appartient à lui d’être ou de ne pas être responsable pour le même. Cela étant avancé, la philosophie levinassienne s’avère d’une actualité frappante. Déchiré par les guerres et conflits identitaires, le monde actuel a besoin plus que jamais de l’éthique telle que la conçoit Levinas, apte à l’amener vers un nouveau paradigme du vivre-ensemble fondé sur l’accueil et l’acceptation inconditionnels de l’Autre dans ce qu’il a d’absolu, d’irréductible et de fragile.

*Chercheure à USMBA-Fès

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